TANIA et la Malédiction- 2

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( DEUXIEME PARTIE)

 

– Aurais – tu fait ça pour moi ?

– Parfois, tu me poses de ces questions, mon amour ! Premièrement, tu n’es pas en prison, Dieu soit loué ! Mais, oui, bien sûr !

– Pas en prison, certes, mais bloquée dans tes bras, voilà prés de deux heures que tu me harcèles, c’est dur à vivre ! Ironise Tania

– Si, c’est trop, alors casse – toi ! Rétorque José, mimant la colère. Et soulevant intempestivement le drap qui les recouvre.

– Comment tu me parles ? Je ne t’aurais pas cru capable d’une telle grossièreté. Rabats ce drap, s’il te plaît ! Tu ne peux pas me chasser de chez moi, José MANKIEVIC. Et maintenant, pour te faire pardonner, réchauffe – moi !

 

José ne se fait pas prier. Tania se laisse emporter, une nouvelle fois. Entre deux baisers, il ajoute : « C’est sûr, j’aurais fait la même chose pour toi ! »

 

Tania joue l’étonnée : « Ha oui ? » Puis prenant du recul : « Tu sais que tu es craquant, toi ? Et comme ce n’est pas permis. Je suis vraiment bien avec toi. Le bonheur, quoi…oui, c’est ça !

– Le bonheur, mon amour ?

– Oui, José ! Nous deux, nous sommes heureux ensemble, je crois !

– La tendresse, l’amour, la confiance en l’autre, tout ça et …

 

Soudain, José se tait : Tania le caresse doucement. Comment ordonner ses pensées dans de telles conditions ? Elle sait trouver, d’instinct, les points sensibles qui allument le feu en lui : le plaisir s’érige, réclame impérieusement, douloureusement aussi. Pourtant, Tania, n’ira pas au bout de l’étreinte : le passé est revenu s’allonger entre eux. Insistant, incontournable. Il faut qu’elle raconte :

 

« Katia allume une énième cigarette, explique Tania à José. Je l’observe. Des cernes profonds ajoutent à la profondeur de son regard intense. La fatigue se lit sur les traits de son visage douloureux : « C’est dur pour moi, me dit – elle, et chaque jour, je pose une pierre supplémentaire aux murs de ma prison virtuelle ; Je suis captive, moi -même, enfermée dans cette liberté que je ne peux pas partager… »

 

A l’entendre, je prends conscience qu’elle a dû porter des entraves trés pesantes durant cette période là

 

Et ce soir, précisément, José, Katia en a vraiment gros sur le cœur. Elle baisse l’intensité de la lampe halogène, dans le salon où nous sommes installées. Ainsi plongées dans cette ambiance tamisée, espérons – nous de la nuit, une sorte de répit : sans illusion, mais sans désespoir.

 

Katia freine son envie d’allumer la clope de plus. Pour me faire plaisir, sûrement.

 

Puis, soupirant : « A quoi bon rêver ? Milos le savait bien quand il m’écrivait : « Le temps travaille contre nous ! »

 

Katia réfléchit puis ajoute : « Le temps, ma fille, n’appartient à personne. Jamais ! Imaginer le contraire, c’est forcément se leurrer : le temps est à ce point immense qu’on ne peut jamais le posséder !

– Tout de même, maman, regarde l’aiguille de la pendule, ne frappe – t– elle pas chaque seconde, ne marque – t- elle pas les minutes et les heures ?

– L’homme en a décidé ainsi, mais en réalité, c’est plus compliqué Et le temps n’est rien sans l’amour. Certains disent qu’il n’y a que le bon temps qu’on se donne.  Pour moi, sans Milos, le temps s’est arrêté.

 

« Katia s’est exprimée sans haine, plutôt de l’amertume.

–       qu’est-ce que tu as du être triste, maman à toujours ressasser le passé, lui dis – je.

–        Le passé est devenu mon amant, le pire de tous, murmure – t – elle. »

 

 

« Moi, José, je suis attentive à sa souffrance. J’admets. Je suis désolée. Impuissante. Toujours à craindre que mon doigt, posé maladroitement sur cette toile du passé, ne l’endommage accidentellement. Et, quand bien même, comment être sûre, que ce passé là perdrait de sa morgue ? Qu’ainsi réduit en poussière, il tairait sa supériorité sur le présent ? Raisonnement utopique, j’en conviens. Il n’est qu’une somme d’événements, et de chemins voués inexorablement à l’oubli

« Tania, après un court arrêt :

– Et c’est particulièrement douloureux pour Katia, ce jour là, José. Le passé la hante, l’obsède…

– Tu ressembles énormément à Katia, n’est – ce pas ?

– Oui, José, nous avons toujours fonctionné sur le même registre, comme deux sœurs jumelles. Et on eût dit qu’elle cherchait à me tenir au courant de toutes ces choses que, du fait de mon jeune âge, je n’ai pas su mémoriser.

Et donc quand la voix chaude de Katia raconte, j’aime le passé qui me berce.

 

« Comme le font les insectes que la clarté attire, Katia s’accroche au crépi  blanc du plafond .L’indéfinissable ne s’embarrasse guère de certitudes, Katia est faible sur ses appuis, mais elle reste fixée ; n’est –t – elle pas intuitivement consciente de sa grande vulnérabilité ? Une simple lueur pourrait lui brûler les ailes ! Finalement son regard tombe sur moi et ça me rassure. « J’ai soif, pas toi ? Peux – tu nous servir un jus de fruit bien frais ? » Suggère – t-elle.

 

« Je me rends au réfrigérateur. A mon retour au salon, je croise Katia, l’air coupable : « Je vais sur le balcon en griller encore une petite, tu permets ? » Elle baisse les yeux comme une gamine prise en faute.

 

– C’est comme tu le veux ! Tu sais bien que ça n’est pas sérieux. !

 

Elle n’a pas du entendre mon commentaire. Tant mieux. Elle ne peut pas faite autrement, elle est accroc. « J’ai peur qu’elle prennent l’envie d’en finir : nous sommes au troisième étage ! Mais j’ai tort, bien sûr ! Katia ne me laisserait pas tomber »

 

Et d’ailleurs, elle rentre, s’approche du divan, m’invite à la rejoindre : elle aime me câliner. En réalité, j’aime le croire en tous cas : je suis aussi une tendre caresse pour elle.

 

« Nous buvons lentement notre jus d’orange. «  Katia m’enferme dans ses bras : « Ma fille, comme je me sens bien quand tu es là ! Qu’est – ce que je te donne du souci. Tu sais Tania, je voudrais t’épargner mes problèmes mais je n’ y parviens pas ! »

– Oui, c’est vrai, je m’inquiète. Mais tu es Katia, ma petite mère. Et je t’adore !

– Ma belle, ma douce Tania, c’est vrai ? S’étonne – t-elle, surprise et rassurée. Est – ce que tu ne te lasses pas de toutes mes confidences ? Alors, je peux ?

-Maman, tu en meurs d’envie !

– L’envie, soupire Katia, oui !

Elle a rejoint l’autre vie en effectuant deux ou trois brasses coulées. Puis elle précise :

« L’envie, c’est un sentiment terrible, ma fille. Je pense que tu es en âge de comprendre :

 

« Milos me manque ! A un point tel que ne peux l’imaginer. Durant notre vie commune, avant cet évènement tragique et stupide, Milos a toujours été aimant, tendre, passionné et attentif. Tout ce qu’une femme peut espérer de mieux dans son couple. Il savait comment me parler, me faire fondre. Il était tellement romantique qu’il m’emportait sur un petit nuage ; le temps ne comptait plus. Aujourd’hui nous sommes des épouvantails sans âme et sans visage : Le temps nous a joué un drôle de tour ! L’épouvantail soupire après ces caresses que Milos lui dispensait.

 

« Le destin nous a séparés, je pleure dans mon coin. Lui, je le devine, serrant les poings dans l’ombre. Mais, Tania, peut- on vivre avec une ombre, je te le demande ? Moins qu’une ombre ? Rien. Et dire que ça nous est tombé dessus d’un coup, sans prévenir ! »

 

Katia se mord la lèvre inférieure. Une ride lui barre insidieusement le front. Sûr qu’elle voudrait bien me ménager mais elle va si mal.  Elle doit continuer à me parler , c’est vital pour sa santé.

 

Katia poursuit :

 

« Au début, je me suis fait tout un tas de films, je travestissais la vérité. Ensuite, la réalité m’est apparue brutale, m’exhortant à me soumettre.  J’ai pensé que Milos ne rentrerait chez nous de si tôt et qu’il était urgent essentiel que je me trouve un job ! Il fallait payer le loyer, l’électricité, quelques impôts en fonction de nos revenus de l’année précédente…Et se faut se nourrir !

 

« Dis – moi, Tania, t’ai – je entretenue de Sergei, de nos rapports de beau – frère à belle – sœur. Serguei, le dernier de la tribu des SUCIC, vingt ans, magnifique, racé.  Et distingué. »

 

« Il m’aide financièrement, dans cette situation d’urgence mais il faut que je bosse à tous prix ; lui – même, déjà affecté par la mort de Mirael, souffre maintenant de l’absence de Milos.

 

« Heureusement, les patrons de Milos se montrent très compréhensifs au regard de ma situation et me proposent l’emploi que je recherchais. Ainsi, je peux lui envoyer de l’argent, avec lequel il acquiert le minimum pour vivre dignement, des choses élémentaires comme une brosse à dents par exemple. Ca me console. »

 

*

 

Katia lutte contre la lassitude, baille, s’étire comme une chatte endolorie par quelques rhumatismes ; une de ces douleurs qui s’installent doucement et vous enferment dans un cycle de maladies psychosomatiques. Katia s’essouffle, retourne se fixer au crépi blanc du plafond durant quelques secondes, puis reprend sa narration : « je veux que tu saches, Tania chérie ! »

 

Et Katia murmure des propos quasiment inaudibles ; veut– elle ménager sa souffrance, s’en délivrer ou la rendre plus légère ? Je sens cela confusément. Garderait –elle le silence absolu que je parviendrais à la traduire sans tout comprendre cependant ; j’absorbe son récit sans en saisir vraiment toutes les nuances. Simplement parce que j’aime le son de la voix de Katia, simplement, parce que je suis très admirative d’elle, et qu’elle est ma maman. Oui, tou simplement.

 

 

Katia a tant à dire encore :

 

« Serguei me rend souvent visite. Il loue un petit studio en ville, pas très loin de chez nous ; J’aimerai qu’il rencontre des filles. Tout deviendrait plus raisonnable. En effet, à différentes reprises, je l’ai observé et j’ai noté combien ses yeux brillaient quand ils se posaient sur moi : il y avait le feu du désir qui éclairaitses prunelles.

Katia, sûrement très ému à cette évocation, s’éclaircit la voix

 

« Et bien qu’il ne m’ait jamais rien déclaré, j’ai encore un peu honte aujourd’hui : est – ce que je ne l’allumais pas inconsciemment ? Je n’ai jamais racolé les hommes mais peut – être que mes besoins étaient devenus apparents : une fleur sans eau, une femme avec un s.o.s. accroché dans le dos ? Femme en danger, privée de jouissance et de tendresse ! J’exagère à peine, tu sais Tania, il faut que tu excuse mes excès de langage, j’ai la rage, comprends – tu ma fille ?

 

« Bref, j’apprécie l’admiration qu’il me porte. Ca me flatte : je suis belle encore. Mais il demeure le frère de Milos, mon beau – frère ; et nos liens resteront affectifs ; et cela, malgré notre attirance réciproque avec ces vibrations inconscientes  qui  auraient pu altérer sournoisement la qualité de nos rapports. Heureusement, j’en remercie Dieu, nous avons su rester sages ! Pour Milos. »

 

*

 

Tania marque une pause. Et se tournant vers José : « Est – que je ne te gave pas avec mes histoires ? »

– Ca ne va pas, proteste – t- il, tout le monde, c’est bien naturel, a soif d’amour et de tendresse, ajoute – t – il, en laissant traîner furtivement ses doigts sur les pointes turgescentes des petits seins de Tania.

 

Tania le repousse en jouant les offusquées :

-S’il te plaît, José. C’est assez pour ce soir. Nous ne sommes pas des bêtes ! Et je sens bien que tu satures un peu de m’écouter.

– Excuse – moi ! Non, très franchement je suis attentif Tania, mais que veux – tu, tu es si désirable.  Ca ne se contrôle pas mon amour. C’est vrai, nous aurons toute la vie pour ça ! Continue, ma chérie !

 

Tania ne se fait pas prier :

« Donc, ce soir là, Katia se réjouit d’être restée l’ami du beau Serguei. Et je la questionne à nouveau :

– Tu occupes quel emploi à l’usine, maman ?

–   Rien de très valorisant, ma fille ! Je n’ai aucun diplôme et je contente de ce qu’on m’a offert, je suis bien trop heureuse de pouvoir m’assumer.

Je finis par m’adapter assez facilement à ce travail à la chaîne pour lequel j’effectue huit heures de boulot d’affilée, en trois huit.

 

« Ma première semaine fut mémorable .Imagine, des cartons défilant sous mes yeux, à la cadence d’une bonne cinquantaine par minute. Je dois déposer dans chacun d’eux, des bons de réductions, ou divers jeux pour enfants. Au bout d’une heure, j’ai appris à assouplir le geste de ma main, à m’économiser ; il ne me reste plus qu’à me forger le mental  pour ressembler à la bonne vieille bécane, qui exécute sans rechigner toutes les tâches qu’on lui programme.

 

« Rien de glorieux, comme tu peux le constater. Je touche mon fric à la fin du mois et c’est l’essentiel ! D’ailleurs, je peux, grâce à cette rentrée d’argent, rembourser Serguei en quelques mois. Evidement, il proteste, affirmant haut et fort que rien ne presse. Mais j’y tiens : « C’est à moi, lui dis-je, de subvenir aux besoins de Milos. A moi, rien qu’à moi ! » Elle a lancé cette tirade vivement, avec fierté. Une fierté qui l’embellit davantage. »

 

– Cette période a du être épouvantable à vivre pour toi, maman ?

Katia hausse les épaules, puis soupire, avant de préciser : « Que dire de plus, Tania ? J’ai fini par m’habituer à ce travail, harassant et répétitif. Dans la vie, on se fait à tout, ou presque »

 

Katia avance la main pour saisir le paquet de cigarettes. Finalement, elle se ravise, sourit, tire ses cheveux en arrière. Je sais qu’elle lutte pour ne pas succomber au manque. Elle se racle la gorge pour s’éclaircir la voix, comme le font généralement les gros fumeurs, puis elle poursuit :

 

« Heureusement pour moi, je me suis liée d’amitié avec un cariste qui prend en charge nos palettes de produits finis. Comme je suis positionnée en bout de chaîne, il se retrouve fréquemment très proche de mon poste. C’est un blagueur impénitent, ce type est super gentil.  A chaque fois qu’il passe prés de notre poste, il nous sert une bonne blague paillarde ; mes collègues femmes, apprécient ces plaisanteries, fantasment, se mettent en situation : plus salopes les unes que les autres ! Ou alors, c’est moi qui ne vais pas bien : les frustrations, m’auraient –elles rendue amère ?

Lui s’amuse de les voir s’exciter mais il les regarde à peine : il n’a d’yeux que pour moi ! Je l’intrigue…

 

« Un jour, il ose m’interpeller poliment. Dans la cacophonie des machines, je perçois néanmoins sa voix forte et chaude : « Pardonnez ma question ! Vous ne comprenez pas le français ?

– Si, bien sûr, je le comprends ! Pourquoi donc ?

– Vous êtes typée sûrement étrangère ! Et joliment, je dois dire…

-C’est exact, je suis yougoslave, je parle bien le français et je le comprends sans peine !

– J’ai encore gaffé ! Excusez ma stupidité, mademoiselle !

– Madame, oui madame, évidemment, vous ne pouviez pas le deviner. D’autant que ne porte pas d’alliance.

– Ha ! Tant pis pour moi ! J’arrive trop tard !

– Vous aussi, je vois que vous portez une alliance. Des enfants sûrement ! Lui dis- je pour recadrer la discussion.

– N’allez pas vous imaginer que j’avais en tête de vous faire une proposition, ironise, le brave Lilian.

Je le revois cachant difficilement une soudaine confusion. Pour rebondir, sûrement, il dit que contremaître tourne dans le secteur, qu’il faut se méfier.

Pourtant, il traîne encore un peu, bravant le danger et ajoute : «  Je me présente,  Lilian BOSSILLON, fils d’une famille d’agriculteurs modestes, marié, deux enfants. Nous ne parvenons pas à nourrir toutes les bouches avec les faibles revenus de la ferme, alors, comme vous, je viens dans cet enfer pour faire quelques francs ! Une misère ! Heureusement, dans mon malheur, je trouve des compensations, je rencontre du monde ici, vous par exemple ! »

– Ne vous moquez pas, Lilian !

-Qu’allez-vous penser ? Vous êtes arrivée ici, il y a peu, et nous n’avons jamais…

– Vous avez raison, Lilian, méfions – nous du contremaître !

-Juste un mot encore, rien qu’un mot, s’il vous plaît ! Je pensais vous inviter à prendre un pot après le boulot !

– Désolée, ça ne m’intéresse pas !

– C’est trop vite dit. Réfléchissez, mon offre sera toujours valable !

Je me sens prise au dépourvue, déstabilisée.

– C’est ainsi avec toutes les filles, n’es-ce pas ?

– Justement, non ! Rétorque Lilian qui me semble sincère.

 

Le contremaître rôde, hésite à intervenir, s’éloigne : ce n’est pas le mauvais bougre. C’est son job, après tout.

 

A vrai dire, Tania, j’ai senti mon cœur s’emballer immédiatement. Sympathique, drôle, plein d’humour, il possédait une personnalité particulière à laquelle personne ne pouvait rester indifférent.

Le premier jour j’ai observé qu’il portait une alliance. Pourquoi, nous les femmes, nous soucions – nous de ce détail, d’entrée de jeu ? N’est – ce pas aussi, déjà entrevoir la possibilité d’une liaison ? Ensuite, c’est bien, ou pas. Ca se fait, ou pas !

 

Avant même les mots, la séduction s’exprime tout naturellement. Ensuite, la raison s’en mêle et nous emprisonne : difficile de différencier l’amour de l’amitié. Oui, c’est même dangereux, Tania !

 

Katia se tait maintenant, s’attarde ici et là détaillant mon visage, puis plonge dans mon regard. Mesure – t-elle le poids de telles confidences ? Il est trop tard maintenant, elle poursuit :

 

– Bien que de nos jours le principe de la fidélité est mis à mal. N’oublie pas qu’en ce temps là, nos sociétés entretenaient les questions d’honneur ; et surtout celles relatives à la fidélité du couple. Imagine ce que cela a représenté pour nos parents et, plus encore, pour nos arrière grands – parents ! Il n’y a aucune comparaison possible. Rien à voir. Mais, pour nous, yougoslaves, cela comptait plus encore !

 

Katia retrouve le silence. Comme si, il lui était nécessaire de se remémorait les pages d’une histoire ancienne, avant de me les lire à haute voix :

 

–                Les jours, les mois, les années ont passé. Je n’ai rien vu qui vaille la peine d’être applaudi. Et je suis lasse. Je n’aperçois pas le bout du tunnel. Par ailleurs, les lettres de Milos n’espèrent plus. Jusque là, j’ai souffert à ses côtés, autant que je l’ai pu, demeurant très proche de lui dans mes réponses. Aujourd’hui, pourquoi, est-ce devenu différent ? Il avait vu juste quand, au début de son incarcération, il avait dit : « Le temps jouera contre nous ! »

 

*

 

« Katia semble vraiment désabusée, note José, je suis curieux de connaître la suite.

 

Tania reprend le fil de l’histoire :

 

« La voix de Katia hésite entre deux octaves, se fissure sous le coup de l’émotion; à remuer ainsi ses sentiments, elle s’intègre bien dans ce paysage hivernal qui s’impose soudain à mon esprit : Katia, fragile comme la glace fine d’un étang gelé que brise le soleil ; des milliers de cristaux qui scintillent et les mots chantant, pleurant, réveillant la solitude engourdie. A cette distance abyssale Milos aurait –il pu tirer bénéfice de cette féerie ? »

 

« En tous cas, Katia en doute. Affectée par une blessure perfide, elle se confie : « Tu vois, ma fille, la conscience ne nous laisse jamais en repos. Ce gentil Lilian avait prononcé la phrase de trop, de celles qui renvoient face à face, avec soi. Pourquoi se mentir ?

A la vérité, j’éprouve des sentiments qui m’effraient car ils dépassent le stade de l’amitié ordinaire. Milos est devenu sec. Probablement pour moins souffrir la prison. Et moi, j’ai soif de vivre. J’en ai honte. Mais, voilà, c’est un fait !

 

Rien ne pourrait l’arrêter, elle se libère en faisant les questions et les réponses, précise Tania à José. Katia dit encore

 

« Lilian a- t-il ressenti que j’avais le béguin ? Lui n’a rien changé à son attitude depuis notre dernière conversation : il m’adresse toujours un petit mot gentil au passage en me souriant malicieusement.

 

Et là, commencent les ennuis : certaines de mes collègues le convoitent et voient notre complicité d’un mauvais œil ; je sens sourdre de l’animosité, l’une d’entre elles s’enhardit et s’adressant à l’équipe : « Celle-là avec son air de ne pas y toucher… ça lui manque à la belle, vous ne croyez pas les filles ? »

 

Elles ricanent et cela me met hors de moi. Je proteste et me justifie :

– Ca ne m’intéresse pas, voyons ! J’ai mon homme !

– Il est loin. Et depuis le temps tu voudrais te faire ramoner la cheminée. Alors écoute-moi bien salope, Lilian, pas touche ! D’abord, il est marié. Je te dis ça pour le cas où tu ne l’aurais pas encore remarqué ! »

– J’ai d’autres soucis. Je ne toucherai pas à  ton Lilian  !

– Sois franche, avoue que ça te démange, pétasse ! S’emporte la furie.

– Tu inventes des choses, tu es vraiment stupide, lui dis – je, tentant de calmer le jeu.

– Il n’a d’yeux que pour toi ! Tu dois avoir un truc !

– Excuse – moi, tu as tort, vraiment, tu es devenue folle, dis- je, exaspérée.

– Folle, folle ! Répète un peu, espèce de garce ! Hurle – t –elle en proie à la plus grande hystérie.

 

« La furie quitte son poste, m’agrippe sans ménagement et me renverse sur le sol ; pour finir, elle me frappe violemment avec tout ce qu’elle trouve à portée de main. Soudain je ressens une douleur fulgurante, ma tête explose, puis plus rien : j’ai perdu connaissance.

 

« Combien de temps suis – je restée inconsciente, complètement out, hors circuit, avec l’impression étrange d’avoir parcouru un long trajet dans le brouillard ; une nébulosité si dense, une purée de pois dont je sors petit à petit. C’est d’abord la douleur quelque part à la racine des cheveux. Puis je me souviens : j’ai été agressée…

 

Je distingue un visage, le grain de sa peau ; une peau blanche sur laquelle s’inscrivent de discrètes veinules sous la pommette droite.  C’est le visage d’un homme, blond, moustachu. Il tamponne mon visage à l’aide d’une compresse humide. A n’en pas douter, il est inquiet. Pourtant, c’est sur un ton mesuré qu’il s’adresse à moi : « Ne vous faites aucun souci, tout va bien ! Vous êtes à l’infirmerie de l’usine, d’accord ? Rappelez – vous, une collègue vous a agressée, vous vous souvenez, n’est – ce pas ? »

– Oui, mais pourquoi ? Articulé- je à grand peine.

 

« Désormais j’ai totalement repris conscience. Ma tête est soutenue par de grosses mains calleuses, des mains d’ouvriers. Et ce sourire éblouissant appartient à Lilian. Un sentiment me trouble : d’un côté je suis encline à refuser sa bienveillance et de l’autre je me sens tellement bien, totalement rassurée, protégée. Tout de même, je m’interroge encore sur cette impression de bonheur en d ‘autres mains que celles de Milos.

 

« Je sens le souffle de Lilian sur ma peau tandis qu’il me murmure des paroles réconfortantes.

 

Ma réaction première c’est de le repousser mais je me suis bien incapable de protester. Au contraire, me vient l’envie saugrenue qu’il pourrait m’embrasser. Je me secoue et me dis que c’est sûrement le choc.  Reprends – toi, Katia ! Tu es la femme de Milos SUCIC jusqu’à la fin des temps !

 

 

« A vrai dire, mes idées ne sont pas encore très claires. Lilian s’entretient avec l’infirmière. Il s’exprime avec véhémence : « Ca va lui coûter cher à cette enragée ! »

L’affaire est grave. Cela m’ennuie beaucoup. Une énorme lassitude me surprend, je ferme les yeux. Tout m’échappe à nouveau. C’est mieux.

 

Puis j’émerge à nouveau, raconte Katia, avant de retomber une fois de plus dans le flou ; ces absences me délivrent : « quelque chose en moi, d’ assez difficile à définir, fuit l’insupportable souffrance : un tourment autant physique que psychique ;  Milos, Lilian, deux sentiments fusionnent, se nouent, s’insupportent, suffoquent pour finalement refuser d’être associés dans le mal ; ces pertes de connaissances me préservent.

Un brouhaha s’éteint, une porte se referme. A chaque retour, je perçois les choses démesurément. Enfin, la réalité s’impose doucement : les murs reprennent leur position initiale, les sons perdent leur résonance excessive.

 

Et justement une voix m’exhorte : « Allez, allez, madame, réveillez-vous ! Vous n’aurez qu’une jolie bosse, rassurez – vous, votre visage ne sera pas marqué ! »

 

L’infirmière, petite femme, brunette, de type italien, me réconforte, m’offrant sa compassion. Elle voudrait bien comprendre : « Nous les filles, mon Dieu ! Qu’est que nous pouvons être imprévisibles. Celle – là a fait fort ! Toujours, la jalousie. Comment vous sentez – vous maintenant ? »

– Ca va aller, Madame, lui dis-je. Il faut que je retourne à mon poste au plus vite car j’ai absolument besoin de gagner ma vie !

– Ho, là ! Ne mettons pas charrue avant les bœufs. Vous venez de perdre connaissance plusieurs fois de suite. Un médecin va vous examiner, laissez – moi prendre votre tension !

 

Elle secoue la tête : « Heureusement, vous êtes solide, plaisante la jeune femme, vous allez vous reposer un peu ici. Rassurez – vous, vous ne perdrez pas votre salaire. Il vous faut un certificat médical pour les coups reçus, vous comprenez, c’est légal ! »

– Ho ! Est – bien utile ? Je ne veux pas faire d’histoires.

– Trop, c’est trop ! Ce n’est pas la première fois qu’elle agit de la sorte ! J’espère que la sanction sera drastique. Elle mériterait le renvoi pur et simple. Ces gens là sont dangereux pour la collectivité, savez – vous !

– Cette fille a sûrement des problèmes personnels ? Dis –je avec indulgence.

– Les problèmes personnels, on les laisse au vestiaire ! Il lui faudrait un homme, un vrai. Mais qui voudrait d’une fille aussi instable ?

– Ne la renvoyez pas, comment fera – t –elle pour vivre ? Insisté – je, ennuyée.

– Le règlement intérieur est suffisamment clair et, de plus, elle a été avertie par deux fois pour des faits similaires. Ca n’est plus de mon ressort, la direction sera sans état d’âme quand il s’agira de la sanctionner !

 

« L’infirmière s’exprime avec autorité tandis qu’elle me tamponne le front avec douceur. J’apprécie sa bienveillance et la délicatesse de ses gestes et je pense : « Il y a bien longtemps qu’on ne m’a témoigné une telle attention, ces caresses me troublent.Ca fait du bien d’être chouchoutée …»

 

A l’instant où j’en prends conscience, un désir impérieux monte en moi. » Et là, maintenant, j’appelle Milos de toutes mes forces : «   Milos mon amour. Reviens, il faut que ce cauchemar prenne fin, sans toi, je deviens folle ! »

 

Je me suis exprimée dans ma langue natale et l’infirmière s’étonne : «Qu’est-ce que vous dites ? »

– Ho, rien ! Je perds la raison, excusez – moi !

– C’est le contre coup, c’est une réaction normale. N’y pensez plus, efforcez-vous de rester au calme, tout va rentrer dans l’ordre, dit-elle.

 

 

*

 

Les MANKIEVIC sont des gens très sympathiques. Tous les deux émargent la cinquantaine alerte. Leur situation respective leur permet de jouir d’un confort évident. Cependant, ils ont su rester simples.

 

Voilà quelques années, ils ont trouvé, au hasard d’une de leurs promenades, une vieille ferme qu’ils ont acquise et restaurée avec amour et pas mal d’huile de coude.

 

Ce havre de paix, situé à environ trente kilomètres de Grenoble, à deux pas du Vercors, ne compte que quelques âmes ; Il est d’ailleurs question qu’on le rattache prochainement à la commune voisine, plus importante ; les habitants ne sont pas satisfaits à cette perspective, loin sans faut : l’esprit de clocher y laissera des plumes mais les contraintes budgétaires auront le dernier mot. Et puis, c’est la mode !

 

Ici, à la campagne, les MANKIEVIC coulent des jours heureux : l’aménagement de leur habitation qui conjugue, avec bon goût et raffinement, l’aspect cossu et l’ambiance douillette, le démontre parfaitement bien.

 

Lui, Yvan, enseigne la psychologie au domaine universitaire de Saint Martin d’hères ; Julie est cadre directeur des relations humaines dans une des cliniques réputées de l’agglomération grenobloise. Durant plusieurs années, comme tant d’autres femmes, elle a pris un congé pour pourvoir à l’éducation de ses enfants. Aujourd’hui, elle bosse plus que jamais.

 

Les enfants ont poussé. Marthe vient de fêter ses vingt cinq ans ; actuellement, elle se trouve en stage aux Etats – Unis. C’est le début de l’indépendance. Puis, il y a José, leur fils..

 

C’est avec une joie non dissimulée qu’ils reçoivent Tania pour la toute première fois. Bien au- delà des convenances et des usages, il s’agit davantage de rencontrer la femme avec laquelle José à décider de vivre ; sans le déclarer ouvertement, ils demeurent soucieux de la réussite sociale de leur fils. Cet objectif passe par la confiance et la motivation.

 

José ne vole pas encore tout à fait de ses propres ailes. Est –ce pour bientôt ? La question se pose effectivement.

 

N’ont – ils pas donné le meilleur pour lui ? Par amour tout simplement. Beaucoup d’amour.

 

*

 

Julie s’active, prépare les amuse – gueules qui accompagneront l’apéritif, puis les dispose sur la table qu’elle a dressée en terrasse. Elle se bat avec un coin de nappe vert pâle qu’un vent tournoyant, espiègle, semblable au Mistral, s’applique à relever : « Ne nous plaignons pas, ce vent nous aidera à supporter les premières chaleurs ! Non, je n’ouvre pas le parasol tout de suite ! Ca devrait aller comme ça ! »

 

                                    *

 

José et Yvan se rendent au potager. « Tu as vu mes salades, dit Yvan avec fierté, c’est fou comme elles profitent en ce moment ! »

 

José s’étonne : quelque chose a changé dans l’attitude de son père : le ton de sa voix et même son regard lui semblent différents ; C’est davantage une relation d’homme à homme.

Yvan poursuit : « C’est tout va vite en ce moment, toi, par exemple… Oui, toi aussi, tu pousses, à l’évidence te voilà devenu un homme…

– Ca te chagrine, père ? S’informe José qui n’a jamais su lui dire : « Papa ! »

– Pas le moins du monde, voyons, je m’en réjouis. C’est ton tour maintenant. Il faudra que tu sois un excellent jardinier, explique posément Yvan, car, en règle générale, nous récoltons ce que nous avons semé.

Accroupi, Yvan effleure une laitue bien pommée, puis il ajoute simplement : « C’est la vie, non ? »

 

Yvan a préféré une discussion informelle. Côte à côte, ils constatent une situation nouvelle. Pourtant, José veut savoir : « Peut – être, trouves – tu que cela arrive trop tôt ? »

–                Non, je n’ai pas dit cela, José ! Le temps ouvre toujours de nouveaux horizons. L’être est sans cesse en mouvement. Je me souviens de tes premiers pas. Tu étais drôle et tellement émouvant. Si ! Je t’assure, c’est déjà loin tout ça !

Yvan demeure ainsi au ras du sol le regard fixé sur sa salade, lui accordant une importance excessive. L’émotion, probablement. Puis il se tourne vers José, le fixe avec ce regard franc, qui séduit tout ceux qu’il rencontre, et demande : « Au fait, dis-moi, c’est sérieux, vous deux ?»

– Auquel cas, ça te contrarierais ?

– Non ! Ceci ne me regarde pas, normalement. Mais…

– Mais quoi ? Insiste José.

– Ho, ces évènements me ramènent à ta sœur Marthe. Loin de nous, quelque part aux Etats – unis ! C’est de son âge, évidemment. Alors, elle a sûrement des petits flirts, dans les mégapoles, une jolie fille est davantage sollicitée ! Et il faut que je te dise, José : « Les filles souffrent toujours plus que les mecs ! Il faut rester élégant avec elles ! »

– Marthe n’est plus une enfant. Elle possède un caractère bien trempé ! Je ne pense pas qu’il y a du souci à se faire pour elle, dit José.

– Devant l’amour, nous sommes tous assez vulnérables. Toujours aveugles, avant de devenir lucides ; parfois, blessés cruellement…Le danger est là.

– Pardonne ma curiosité, père ?

–  Oui, vas –y , l’encourage Yvan.

– Pardonne – moi, mais j’ai besoin de savoir. Toi et Julie ? Comment ce fut ?

– Ho ! Incroyablement fou ! Nous sommes tombés amoureux et nous avons vécu des choses extraordinaires. Avec du recul, Ho Lala, dit Yvan en rougissant.

 

José lui sourit d’un air complice. Yvan lui répond en lui adressant un clin d’œil et en le gratifiant d’une petite tape dans le dos. « Allez fils, il faut trinquer à ton bonheur ? »

 

C’est indéfinissable, la sérénité qui habite à cet instant le père et le fils tandis qu’ils rejoignent les autres ; Yvan ajoute sur un ton grandiloquent qui n’était pas habituel chez lui, l’émotion encore :

– Quand la vie nous offre un pareil bonheur, c’est merveilleux. Remarque, nous l’avons bien cultivé, vois tu. Marthe a grandi, puis toi maintenant, mon grand !

– Moi ? Dit José.

– Oui, tous les plaisirs que tu nous as offerts. Ce ne fut jamais un devoir à accomplir, n’avons connu que la joie avec toi. J’en remercie le ciel ! Tu es ce fils dont j’ai toujours rêvé et j’en suis très fier ! En doutes – tu ?

– Non, bien sûr ! Pourtant j’aimerai savoir, père ?

Durant des années, Yvan a pressenti cette question. Pourtant il l’élude :

– Bientôt, José. Promis, ce n’est pas propice, pas aujourd’hui !

 

Une fois de plus, José reste sur sa faim : le mystère relatif à ses origines demeure. « Un jour viendra, où il faudra en venir aux faits.. Un instant, j’ai cru que c’était le moment venu, l’ambiance s’y prêtait… »

 

Se ressaisissant : « il n’est pas question gâcher cette journée très importante… »

 

*

 

Le soleil s’installe au zénith avec entêtement ; après tout, n’est – il pas ici chez lui ? Au rendez – vous, ici même, chaque jour quand les nuages ne lui font pas barrage. De ce fait il trouve assez normal de jouer les maîtres de cérémonie et d’offrir aux convives l’éclat de l’or et de sa généreuse lumière.

 

 

*

 

« Ce soleil est de bon augure. Finalement, il faudra tout de même ouvrir le parasol ! » Note Julie attentive au moindre détail pour le confort de ses invités.

 

José n’est pas vraiment présent : des sentiments se bousculent dans sa tête.

« J’ai l’impression de faire mes premiers pas aujourd’hui ! Je suis conscient de tous les efforts qu’a consentis ma famille adoptive. Le pire dans tout cela, c’est que je ne leur en suis pas vraiment reconnaissant. Soit, ils ont agi suivant leur cœur. C’est parfait, mais personne ne m’a demandé mon avis. Né sous X, c’est terrible. J’ai sûrement manqué de l’amour inconditionnel que témoignent généralement de vrais parents à leur enfant. D’un autre côté, j’ai honte de penser comme ça. C’est injuste pour Yvan et Julie. C’est l’idée que je m’en fais : les parents biologiques aiment – ils davantage leurs propres enfants ? Pas sûr. Cette question empoisonne ma vie. Le sang dans mes veines cherche une mémoire ; Julie et Yvan m’ont toujours tout caché. Hélas. »

 

– Que prendrez – vous mademoiselle ? Propose Yvan alors qu’ils se sont installés en terrasse pour l’apéritif.

– Un jus d’orange ira très bien, merci ! Choisit Tania rougissante.

– Elle préfère que vous l’appeliez Tania, tout simplement, précise José.

– C’est vrai, je peux ? Alors, bien volontiers Tania !

– Merci beaucoup !

–  Par un tel temps, ce n’est pas du luxe de boire frais ! Dit Julie avec exubérance.

 

Quelques phrases banales pour faire connaissance, pour rompre les freins éventuels à la convivialité, vont et viennent de part et d’autre. José pense : « Comme si c’était mes premiers pas… quelque chose que je peux écrire sur la page vierge d’une vraie vie qui commence  avec Tania…Avant, c’était bien aussi…mais pas comparable »

 

« Un problème, José ? » S’inquiète Julie le sentant  ailleurs.

 

Puis sans attendre de réponse, se tournant vers Tania : «Ce garçon a toujours été un grand rêveur ! Remarquez, il en faut n’est – ce pas ? Que serait notre littérature sans l’univers onirique ?  Ennuyeuse probablement !

 

Tania se contente de sourire, ne souhaitant pas prendre parti. Elle sait que José a eu besoin, et plus que quiconque, de rêver pour compenser un manque… Un comble au regard de ce que lui ont que lui ont apporté Julie et Yvan : une vie sur mesure. Choyé, n’ayant jamais manqué de quoi que ce soit. Oui, mais, l’enfant qu’il a été en effraie un autre, il faudra du temps pour l’apprivoiser.  

 

Julie MANKIEVIC, en bonne hôtesse sait recevoir son invitée. C’est une femme bien élevée, raffinée, aux gestes précis, qui s’exprime avec une certaine autorité  qu’accompagne un sourire : joviale, à l’écoute, mais ferme dans ses décisions ; chez elle, à n’en pas douter, les émotions sont parfaitement maîtrisées au profit de la raison : ses sentiments sont toujours réfléchis et ses réactions modérées, à cause de son éducation vraisemblablement. Cette attitude ne masque- t –elle pas sa véritable personnalité ?

 

Tania n’a pu conversé avec elle : Madame MANCHIEVIC étant absorbée par les préparatifs du repas : «Elle espère que je la noterai bien ! Il est vrai qu’Yvan est prof !Ca crée des réflexes , mais pas de soucis Julie, je ne suis pas difficile ! »

 

Tania note quelques regards furtifs de Julie en sa direction : «Noter, noter. Qui note ? Quoi ou qui ? C’est absurde. Mais elle… Il se pourrait qu’elle m’ait jaugée à l’instant même ou je suis entrée… »

 

– J’aimerai vous aider, Madame ! Propose Tania.

– Julie, oui, appelez – moi Julie ! C’est sans discussions. Excusez – moi si je ne vais pas par quatre chemins, mais je suis comme ça ! Je dis souvent à Yvan : « C’est à prendre ou à laisser ! » Merci beaucoup pour votre aide, mais non, mais pas cette fois. Aujourd’hui vous êtes l’invitée de marque avec ses privilèges !

 

N’écoutant que son intuition, Tania déduit, en observant cette femme, qu’elle est bien plus vulnérable qu’il n’y paraît ; à la limite, submergée par tous ces petits détails qu’elle traquent à plaisir : elle entretient son obsession,  sans l’admettre : «  Première de la classe…mais à quel prix ? »

 

– Il faut encore un quart d’heure de cuisson pour que la goulache soit parfaite !

– Dans ce cas j’emmène notre fils jusqu’à la bibliothèque, j’ai quelques bons livres à lui présenter !

– Un quart d’heures, pas plus !

– Ok, chef ! Ironise Yvan.

Tania se retrouve donc seule en compagnie de Julie qui précise : «  Il lui manque un peu de temps…Vous connaissez la goulache ? »

– Ho oui, bien sûr ! Nos biberons étaient complétés régulièrement avec de la goulache !

 

Julie l’observe, sourit : « Vous me plaisez beaucoup Tania : j’aime votre spontanéité ! » Après ce compliment, elle s’en va à la cuisine pour y déposer son tablier.

 

Puis, ayant rejoint Tania : « Maintenant, j’ai un peu de temps pour vous ! Au fait, il faut que je vous dise… la goulache, mise à part, nous attachons peu d’importance au respect des traditions yougoslaves. Nous avons passé la plus grande partie de notre jeunesse en France, et nous avons obtenu facilement la nationalité française. Désormais la France est notre patrie. La Yougoslavie, c’est nos racines. »

– Faites – vous un choix entre les deux dans votre cœur ? lui demande Tania.

– Bonne question ! Le choix est impossible,je leur accorde la même valeur !

– Les liens du sang, peut – être davantage ?

– Non, Tania, je vous le répète, je place les deux au même niveau ! dit Julie avec conviction.

Le silence survient qui semble mesurer cette réflexion. Puis, Julie demande encore :

–       Vous – même, petite ?

–       Moi, je suis née en France. Je vis comme tous les jeunes de mon âge dans ce pays. Ma famille pratiquait d’assez loin les traditions de la religion orthodoxe, plutôt copte. J’ai choisi de vivre à l’heure de mon temps.

–       Vos parents n’ont –ils jamais cherché à vous maintenir dans cette culture ? Insiste Julie, intéressée par le sujet.

–       Ca se faisait simplement, sans prise de tête. Sans nostalgie, non plus. Et sans renier nos origines !

–       Notre famille est notre bien le plus cher, je crois, dit Julie sans finir tout à fait sa remarque

–       Oui, elle l’est pour chacun d’entre nous, surenchérit Tania

–       Oui, la mienne, la vôtre ! admet Julie sans être dupe

–       Nous ne pouvons apprendre qui nous sommes vraiment qu’en elle ! C’est évident !

 

Quelques secondes retiennent les deux femmes dans cet étrange face à face. Puis le sourire de Julie séduit Tania. Alors elle ajoute : ‘ C’est vrai. La famille, c’est hyper important. Quand on la perd, on s’en remet difficilement !

– Et quand elle n’existe pas,…ose Tania en termes sibyllins

– Je vous arrête, ma chère Tania ! Sûrement, faites – vous allusion à celle de José ? C’est bien ça ?

– Tout à fait ! dit Tania sans ironie.

De fait, Tania a manœuvré cette conversation à dessein et cela n’a pas échappé à Julie qui ne se dérobe pas.

 

 

 

 

 

–       José, c’est notre fils. La question de l’adoption ne se pose même pas et nous sommes sa vraie famille ! Oui, je sais, vous allez me rétorquer qu’il veut  tout connaître à propos de ses origines biologiques ?

–       C’est évidemment capital pour lui ! Précise Tania

–       Il vous en a parlé ? Remarque Julie qui devient lasse.

–       Juste quelques mots ! dit Tania ne souhaitant pas assombrir cette magnifique journée.

–       Est – ce que vous l’aimez, Tania ? Vous et lui, ce n’est pas un simple flirt, dites- moi ? S’inquiète – t- elle.

–       Je suis folle de lui, Julie ! Répond – t-elle, du tac au tac. Puis rougissant.

–       Vous avez des projets ensemble ?

–       Vivre avec lui pour toujours ! Je ne me sens bien qu’en sa compagnie !

–       J’ai connu un tel émoi avec Yvan les premiers temps ! Se confie Julie dont le visage s’empourpre, elle aussi.

–       Et maintenant ? Plaisante Tania.

–      C’est autre chose. L’amour prend d’autres formes, mais je n’ai pas à me plaindre. Yvan est un excellent compagnon : toujours très amoureux et responsable ! Mais revenons à notre José, un petit remarquable et attachant. Romantique et vulnérable aussi, je le sais…

 

Une fois encore le silence s’étire en un point d’orgue dans sa réflexion. Quelques secondes, pas plus. Très vite, avec une soudaine impatience, Julie voudrait se livrer :

– Puis – je avoir votre parole Tania, j’aimerais vous faire une confidence ?

–       Un secret qu’il me faudra garder. A cacher à José ?

–       Pour un temps, oui ! Tania, poursuit – t –elle un peu fébrile, quand vous saurez tout, vous comprendrez les raisons de mon appréhension.

 

Anxieuse, Julie jette un coup d’œil en direction du salon : « Pourvu qu’ils ne reviennent surprendre notre conversation, pense-t-elle. » Puis elle se jette à l’eau :

– Il le faut. Oui ! Aujourd’hui, c’est mon devoir de vous révéler l’histoire de José.

–       Je vous en prie Julie, parlez sans crainte. Tout ce qui concerne José m’intéresse au plus haut point ! …

–       Voilà ! José est le fils naturel de ma sœur qui avait à peine vingt ans quand elle l’a conçu avec le premier venu.

 

Julie avale d’un trait le fond de son verre de jus d’orange, puis elle poursuit :

« José ne l’a jamais connue ; elle est décédée depuis longtemps. C’était une grande psychotique, la schizophrénie, c’est vraiment une maladie terrible.

 

 

 

 

 

« Tant d’évènements, il faut le dire, peu reluisants, pénibles à vivre, ont précédés sa mort tragique ! Voilà pourquoi, nous avons retardé le moment de lui expliquer. Nous avons voulu l’en protéger

–   Vous ne pourrez pas lui cacher davantage la vérité. Il va se montrer très pressant. Il faut vous y attendre, Julie !  Insiste Tania

-J’ai tellement peur de sa réaction ! Soupire Julie

–        N’est –il pas en âge de comprendre ? dit Tania.

–       Comment va – t-il gérer dans sa tête l’hérédité possible d’une telle pathologie ?

–       Je vous rassure, Julie ! Je n’ai rien noté d’étrange dans le comportement de José !  Il a l’air tout à fait normal. Pour moi, ce n’est pas un problème, je le prends tel qu’il est !

–       J’aimerai partager votre optimisme, Tania. Mais voyez – vous, la maladie a touché ma sœur à l’âge qu’a José aujourd’hui ! Et cela, sans aucun signe avant-coureur. Imagine notre désarroi… Sa fin fut atroce ! Mon Dieu, comme tout cela me fait mal, aujourd’hui encore !

–       Je comprends, Julie. Vous avez eu raison de vous épancher. Dit Tania émue.

–                                Vous pourrez ainsi prendre de vraies décisions, note Julie, en ce qui concerne votre vie future avec notre José. Un jour, vous aurez envie de fonder une famille. C’est admirable de concevoir un enfant.

*

 

Tania n’aura pas le temps de lui répondre : José et Yvan sont de retour : « Excusez nous d’avoir tardé à vous rejoindre. Nos vieux démons ne nous lâchent jamais : José a choisi comme vous un cursus informatique, mais je crois lui avoir transmis mon intérêt pour la philosophie ! Les meilleurs philosophes, parmi nos contemporains, sont aussi d’éminents scientifiques. Bref, la philo est bénéfique à tous …A condition de l’aborder avec un minimum de rigueur ! »

–                                C’est comme pour la grande musique ? Pense Tania à haute voix.

–                                Voilà ! C’est exactement du même ordre ! Confirme Yvan enthousiaste. Il faut savoir la déchiffrer.

 

 

 

–                                Je te trouve bien euphorique, Yvan ? Lance Julie, peu habituée à voir son homme, aussi relâché, en public.

–                                Je souffre du syndrome de l’homme affamé, déclare Yvan, faisant mine d’ignorer les observations de son épouse, la philosophie, ça remue les méninges et ça creuse l’estomac.

Yvan se livre à quelques facéties avant de poursuivre : « Laissez – moi vous expliquer braves gens, tout évolue. Ainsi notre curiosité insatiable n’est pas prête de s’éteindre, elle s’est muée en un réflexe. Ensuite, c’est tout l’art du doigté qui crée, note après note, l’œuvre étonnante qui nous séduit chaque jour davantage. C’est reprendre l’œuvre et la valoriser en l’interprétant de toute son âme ?

-Merci pour le cours magistral, mon amour ! Plaisante Julie. Mais si nous pouvions revenir à des détails plus terre à terre : « La goulache est, juste à point ! » Assez de bavardages. Passons à table ! Nous avons une invitée, je crois ! » Et s’adressant à Tania : « Pardonnez – lui ! Aujourd’hui, Yvan déborde de joie, il s’agit d’un moment important pour nous tous,»

 

L’ambiance est des plus conviviales, chaleureuse surtout ; seule petite ombre au tableau, Julie explique, laissant percer une once de regret : « Dommage que notre Marthe soit si loin ! Elle aurait été si heureuse pour son frère ! Je l’appellerai demain…Il faudra encore une fois tenir compte du décalage horaire ! J’imagine que parfois l’éloignement doit lui peser.

Un reflet particulier traverse les yeux de Julie, tandis qu’elle demeure silencieuse durant quelques secondes. Puis elle ajoute se tournant vers son époux :

– Marthe a fait son choix, n’est – ce pas Yvan ? C’est son avenir qui est en jeu. Après tout, ça vaut bien quelques sacrifices. Rien n’est facile de nos jours ! »

–      C’est vrai, elle nous manque énormément ! Conclut Yvan, soudain préoccupé.

 

Tania ne peut s’empêcher d’observer Julie, plutôt sereine après leur conversation :

 

« A – t – elle déjà oublié ses confidences au sujet de José ? pense – t- elle. Non, sûrement pas. Elle devait le faire. Julie est une femme qui parle vrai, exprime des sentiments sans excès, sans embarras non plus. Et elle va rapidement à l’essentiel. Pourtant, elle ne livre que ce qui doit l’être. Est –elle passionnée dans sa vie de couple ? Est – elle ?… Mon Dieu, quelle importance, après tout. Pourtant c’est vrai, J’ai de la peine à l’imaginer totalement libérée dans les bras d’Yvan…Pourquoi, oui, pourquoi ? J’aimerai bien la connaître totalement. Mystérieuse, elle m’attire. Enfin nous venons de partager un secret important.  J’ai reçu la vérité en pleine poire. A prendre, ou à laisser ! »

 

Tania adresse un sourire à Yvan pour donner le change, elle essaie d’apparaître décontractée.

 

 

« Mais elle devait le faire. Indiscutablement. Avec ou sans fioritures.  Puisque tu aimes José, a t– elle pensé, et bien prouve – le petite !  Elle vient de me poser au bord du gouffre. Je n’ai plus le choix car nous voilà, unis pour le meilleur et pour le pire ! Maintenant Julie sait que je sais.

 

«   Mais, au fond, elle ignore tout de moi. De la profondeur de nos sentiments, aussi. Le pire dans tout cela c’est de mentir à José.  Il faut que je sois prudente, car je ne supporterai pas de le perdre pas/ Mon Dieu, non ! S’il vous plaît. Epargnez – nous ! »

 

Julie amusée, s’adressant à Tania : «Vous semblez perplexe, José ne vous a pas prévenu ? Nous sommes des gens bizarres, mais pas si terribles que cela. Reprendrez – vous de la goulache ? »

–  Si je m’écoutais, oui ! Mais, non merci, je tiens à ma ligne !

–  Vous n’avez rien de trop ! Il est vrai qu’à votre âge !

–  Dites – lui que la goulache est vraiment, oui, vraiment extra ! Conseille Yvan un brin moqueur.

–  N’exagère pas, Yvan ! Je sais que le plat est à ton goût !

–  Oui, ça m’a beaucoup plus, il faut être juste ! Mais apprenez que j’ai un estomac de moineau !

 

Tania semble soucieuse. La conversation se perd. José juge opportun de lui souffler à l’oreille : « Ne t’inquiète pas, mon amour, tu fais l’unanimité ! »

 

Julie et Yvan ont observé avec amusement cet échange de petits secrets. Eux – mêmes, jadis, n’agissaient –ils pas ainsi ?

 

Yvan propose un verre de vin de Bourgogne à José pour accompagner le fromage. C’est le moment que choisit Julie pour demander tout à trac : « Donc, vous souhaitez vivre ensemble ?

–      Nous l’envisageons en effet, avec votre autorisation, en effet ! Répond José, surpris.

–      Tu l’as anticipée, José. Nous voilà devant le fait accompli.

Cette remarque inattendue tend légèrement l’atmosphère. Julie exprime – t –elle de vrais reproches ?

 

Yvan intervient en jouant les médiateur : « Nous ne vivons plus au temps de nos grands – parents et les usages changent. Moi, je propose que nous levions nos verres à votre bonheur. C’est ce qui nous importe le plus !»

 

 

« A votre bonheur, mes enfants ! »  déclare aussitôt Julie en levant son verre pour bien montrer, qu’en fait, elle s’est amusée à créer cette situation embarassante.

Puis elle précise encore : « Nous sommes des parents fiers de toi, José. Fiers de l’homme que tu es devenu et nous en sommes très heureux ! Juste un conseil s’il vous plaît, sur un point qui me paraît essentiel, pensez à vos examens et ne relâchez pas vos efforts ! Pour le reste, nous vous aiderons en cas de besoins. ! »

 

Yvan s’exclame : « Une merveille ce petit Bourgogne ! J’adore le PASSE TOUT GRAIN. Il m’en reste quelques bonnes bouteilles au cellier ! Donc, revenez- nous voir souvent avec d’aussi bonnes nouvelles ! Franchement ce nectar est sublime, il nous fait aimer la vie, excite nos neurones, exalte le lyrisme. Tout ce qu’il faut donc ! La vie fait ce qu’elle peut pour satisfaire l’homme. Certains la trouvent injuste, mais ce n’est pas exact. On peut toujours améliorer la condition humaine sur cette terre, ce devoir incombe à tous.

 

Julie dodeline la tête, acquiesce le sourire aux lèvres ; à l’évidence, elle est encore très éprise de son mari et elle s’amuse de ses excès. Là, par exemple, il porte encore un toast.  Elle éprouve l’envie soudaine d’être dans ses bras. Une légère ivresse, peut –être. « Comme je t’adore, pense – t-elle un peu confuse, si tu savais combien je suis toujours aussi folle de toi !»

 

*

 

Serrés l’un contre l’autre, sur la banquette arrière du trolleybus qui les ramène sur Grenoble, José et Tania font le point la journée. Tania demande : « J’espère que j’ai fait une bonne impression ?

–   Tu as fait de ton mieux !

–       Alors, tu as eu honte de moi ? Qu’ai – je donc fait de travers ? S’inquiète réellement Tania.

–       Tu as été limite ! Plaisante José, avant d’ajouter rapidement :

–       Et puis, bonne impression ou pas, mon amour, ça ne changerait rien : tu es ma femme pour toujours !

–       Pardonne – moi, José : je m’angoisse toujours pour peu de chose ! C’est vrai ! Rien, jamais, ne pourra nous séparer.

 

Pourtant, Tania est inquiète : une question s’insinue en elle : « Et si José avait hérité de cette terrible maladie ? Je vais être sur le qui – vive ! J’en sais suffisamment sur cette pathologie, ses poussées délirantes… »

 

–       S’adressant à José : rien jamais ne le pourra, pas même la mort !

Cette conversation trouble énormément José qui suggère d’une voix grave et profonde :

 

–       On ne pourrait pas l’oublier celle – là ! Vivons le présent, Tania !

–       Je suis d’accord, José ! S’il n’y avait tous fantômes surgissant du passé. Certains que j’oublierais volontiers, et d’autres que je retiens. Ca serait comme renier mes origines.

 

Le trolleybus ralentit brusquement : un accident s’est produit dans le carrefour, juste devant eux. On aperçoit, en plein milieu, une moto de grosse cylindrée baignant dans une flaque d’huile qui s’écoule du carter. A quelques pas prés d’ une R5 cabossée, une jeune femme semble piquer une crise de nerfs. La police urbaine établit le constat. Le SAMU est sur place.

« S’ils ne roulaient pas tous comme des dingues ! Un jour ou l’autre, c’est direction la morgue ! » S’exclame le chauffeur du trolleybus.

 

–       Tu vois bien, José, le danger est partout !

–       Comme l‘a dit fort justement le chauffeur, il y en a qui cherchent le malheur ! D’autres resteront estropiés pour le restant de leur vie !

 

 

Le trolleybus poursuit son trajet. Les deux jeunes gens demeurent silencieux ; bientôt ils arriveront à leur destination.

 

Tania repense à ses fantômes, à ceux qu’elle ne peut congédier ; les témoins de ses origines. Puis, soudain elle s’informe :

– Au fait, José  tes parents connaissent -ils mon passé ? »

–       Ca n’est pas important, pour eux ! Précise José tranquillement.

–       Ils savent donc ! tu as parlé, José, avoue- le !

–       J’ai seulement indiqué que tu avais vécu une histoire douloureuse. Rien de plus. Aujourd’hui, ils n’ont pas cherché à en apprendre plus. C’est mieux non ?  Aurais – tu été disposée au grand déballage ?

–       Ca me peine comme tu me parles, José ! Moi qui pensais avoir trouvé une oreille attentive et voilà que …

–       J’ai été maladroit. Excuse – moi, Tania.

José, se défend comme un enfant fautif. Il en est désarmant : « impossible de lui en vouloir » Alors, Tania lui sourit et dit sur un ton langoureux : « J’espère que tu sauras te faire pardonner. »

 

Devant la porte d’entrée de l’immeuble, José l’emporte dans ses bras. Tania minaude, fait mine de protester ; en réalité, elle craint surtout de rencontrer les voisins. Lui n’en a que faire : « Tu en rêves depuis longtemps et bien voilà. C’est fait dans les formes, madame est – elle satisfaite ? »

–       Tu es fou, mais vraiment fou !

–       Oui, je suis folle de toi et je vais te le prouver

–       . Ca va être chaud, je sais ! Clame José.

–       Si on t’entendait, te rends- tu compte ?

–       Moi, je suis prêt à le crier au monde entier !

–       Moi aussi, je t’aime ! Dit –elle en lui offrant goulument ses lèvres.

 

José parvient, tant bien que mal, à ouvrir la porte d’entrée.

Tania se sent infiniment bien lorsqu’il la dépose sur la couette ; elle éprouve un sentiment qu’elle n’avait pas ressenti depuis bien longtemps.

 

 

La nuit vibre d’une douceur inhabituelle ; la ville s’émeut, puis s’embrase dans une folle étreinte ; Tania brûle, elle n’est plus rien qu’une flamme ; une femme s’offrant tout entière au bonheur.

 

 

 

.

 

 

*********

 

 

SERGUEI –

 

 

 

A cette époque, Katia souffre d’insomnie, dit Tania à José.»

Elle marque une pause, s’excuse : « Pardonne – moi, je te gâche la vie avec ces histoires »

–       Pas du tout. Toi, au moins, tu as une histoire, Tania !

–       Nous en avons tous une, José. Moi je lis la tienne dans ton regard, il me raconte tout de ce que tu es, je déchiffre sans peine. C’est le miracle de l’amour !

–       Tu me rends heureux, Tania !

–       Quand on vit la souffrance dans sa propre vie, on devine plus facilement le bonheur qu’il faut donner.

–       C’est vrai ! dit José.

–       Mais en vérité, en ce qui me concerne, je fouille également. Au fond, qu’est-ce qui nous pousse ainsi ?

–       Les secrets, les mystères. Oui, sûrement, quand rien n’est clair, déplore José. Faudrait –il accepter d’être un inconnu à vie ?

–       Inconnu, inconnu ! José MANKIEVIC, Aujourd’hui, nous serons deux pour l’écrire !

 

Il s’apprête à répondre par l’affirmative mais l’image d’Yvan et Julie s’impose à lui avec force.

– Evidemment, ça n’effacera tout, surtout pas la l’affection de tes parents adoptifs ! Ajoute Tania, comme si elle avait lu dans ses pensées.

–            C’est impossible, évidemment !  Admet José.

–            Ce qui compte le plus, pour moi, poursuit Tania, c’est la façon dont nous allons vivre notre vie future. Sans haine et sans maudire, j’espère !

-Sans toi, Tania, je n’existerais plus. Et je comprends parfaitement le tourment de Katia sans Milos.

Cette évocation ramène Tania à son récit :

 

« Oui ! Je disais, Katia ne dort plus, en tous cas pas plus de deux à trois heures par nuit. Et encore, en prenant des somnifères. Le matin, je découvre régulièrement le cendrier remplis de mégots, et le salon empeste le tabac froid de tabac froid.

 

« Un jour, nous sommes allés ensemble à la piscine. J’ai remarqué des hématomes sur ses avant-bras. Alors ai-je tenté d’en savoir davantage. Elle s’est écriée : «tu vois comme je suis maladroite ma fille ! »

Je n’ai pas été dupe. Elle rougit tant que je sus qu’elle avait menti. »

 

–            Des traces de coups ! Katia avait été battue, c’est ça ? Demande José inquiet.

–            Probablement ! Conclut Tania en haussant les épaules.   Ca faisait des années que ma mère déprimait, je la récupérais en bouillie ; sa beauté en pâtissait, les cernes lui mangeaient le visage, son teint était devenu terne.

 

Pensive, Tania s’attarde dans sa réflexion. Puis elle se replonge dans sa narration :

 

« Et, ce soir là, elle a encore besoin de s’épancher.

Je l’observe anxieuse. Combien de clopes va – t –elle encore griller ? 

Elle a les mains tremblantes, ses doigts ont jaunis. A – t-elle lue ma réprobation. Elle anticipe, réclame ma compassion autant que ma compréhension.

 

Puis, soudain, Katia, qui a toujours été lucide, me dit « Sûrement que je vais en crever. C’est sûr ! C’est mon choix ! »

–            Maman, non ! Ne dis pas ça , s’il te plaît, non!

Alors, elle écrase la cigarette qu’elle vient tout juste d’allumer, ébauche un sourire émue et me supplie : « Mon trésor, ma Tania chérie, mon bébé, viens là dans mes bras ! Je suis si mal ce soir, et il faut que tu saches…

–            Savoir quoi, Maman ? A quoi bon, toujours remuer le passé ?

 

« Katia se serre contre moi. Je sens sa peau contre la mienne et cette sensation me trouble. En réalité, dans l’instant, j’ai l’impression qu’en me berçant, c’est aussi elle qu’elle câline un peu. Mère et fille, mais aussi de grandes copines, prêtes à tout se raconter.

 

– Tu vois, José, écouter c’est partager. Mais c’est lourd pour moi. Au fond, je me suis peut-être trompée, Tania n’a jamais appelé au secours La vérité, c’est que’ je souffre de la voir s’étioler, mourir à petits feux !

 

« Au fond, j’ai terriblement besoin de savoir : « Alors, raconte maman, lui dis-je »

 

Katia renifle, sort un kleenex, se mouche bruyamment. Elle a besoin de s’épancher, elle poursuit donc :

 

« Serguei a grandi d’un seul coup. Il a rencontré une petite amie. Tellement jeune, trop jeune, ma foi. Ils sont semblables, en vérité, pas très matures mais si heureux. Et c’est l’essentiel.

 

« Vois- tu, Serguei s’inscrit dans la lignée des SUCIC. Comme MIRAEL et MILOS, il est tendre, romantique, et il a fière allure. Seule ombre au tableau, Serguei se révèle assez imprévisible, voire même impulsif. C’est un être sensible, à fleur de peau, devenant tout à fait incapable de raisonner sur le coup d’une émotion.

Avec Camellia, Serguei ne s’emporte jamais. Ils se comprennent parfaitement au travers d’un langage qui n’appartient qu’à eux seuls. C’est beau. Vraiment.

Donc Serguei est heureux. Il se tient à son travail, s’est mis en ménage. Bref, il vole de ses propres ailes et cela nous rassure.

Toutes ces années durant lesquelles il vivait chez nous, il a pu se mettre un petit pécule de côté.

 

« Un jour, en fin d’après – midi, je le revois comme si c’était aujourd’hui, il fait irruption dans la cour de l’immeuble. Il ne risque pas de passer inaperçu au volant d’une superbe automobile, coupé sport, décapotable. Il nous hèle joyeusement, euphorique, enthousiaste frimant un peu évidemment.

Depuis le balcon nous l’admirons. Milos dit : « Et une Porsche, s’il vous plaît ! Est –ce que c’est… »

Puis il se tait. Moi, je le soupçonne d’être un peu jaloux de son frère.

 

Katia demeure pensive, revivant ces évènements. Finalement, elle les commente en les ponctuant de quelques hochements de tête : « Un peu fou tout de même, Serguei, ce jour là, excité, fier comme Artaban, Si tu l’avais vu, Tania…une Porsche gris métallisé, son rêve car tout gamin il jouait des heures entières avec des miniatures qui représentaient ces modèles !

 

Ce jour là, Serguei est magnifique, son enthousiasme m’angoisse un peu, mais il est, c’est vrai, magnifique ! Un vrai SUCIC, quoi ! »

C’était naturel, maman, c’est la vie…

–  Justement, c’est la vie, ho, mon Dieu !  Quand je t’aurai tout dit, tu verras les choses autrement, ma fille !

–  Je t’écoute maman ! l’ncourageTania qui perçoit le profond désarroi de Katia.

 

Vois – tu, José, Katia est tourmentée depuis longtemps. Je lis la détresse dans son regard embué. Elle poursuit en me serrant davantage dans ses bras :

 

« A cette époque je devrais goûter un vrai bonheur : MILOS est revenu. Le temps n’a donc pas eu raison de nous, mais à l’évidence, nous avons beaucoup changé.

 

« C’est ce qu’il m’explique assez sèchement tandis que je l’observe à la dérobée. Je le rencontre et je le fuis. Tout est chamboulé dans tête. Pourquoi ?  Nous avons changé ? Moi, je pense : « Tu es magnifique Milos SUCIC, fils de MIRAEL. Toi, tu constates que j’ai changé. Peut-être as –tu raison .Cependant, je crois que je t’aime comme au tout premier jour ! Et pour un peu, sur un coup de folie, je partirai t’acheter la voiture dont tu rêves, toi aussi, une Porsche gris métallisé. Et tu serais fou de joie ! »

 

« Milos a repris son poste à l’usine. Comme s’il l’avait quitté la veille au soir ; même chemin, mêmes horaires, et salut amical aux collègues en arrivant.

Quand il quitte l’appartement, il m’embrasse tendrement et pareillement lorsqu’il rentre. Une vie bien réglée, sans fausse note, mais dont la mélodie s’essouffle.

« Tu vois Tania, J’ai trop attendu son retour. . Milos enchaîne un jour après l’autre, sans jamais faire de vagues, sans prononcer un mot plus haut que l’autre, sans faire état de soucis, sans jamais une dispute ; c’est trop bien huilé et ça ressemble à de l’indifférence à mon égard ; ou même à un désintérêt profond pour notre vie.

 

« Oui, Tania ! Moi, je souhaite que ça bouge, je veux davantage de remous, de vraie passion. En réalité, au fond, nous naufrageons. Pourquoi est – ce que je te confie tout ça, je me le demande. Tu es si jeune encore ?

 

« C’est comme si d’une certaine manière, Milos était toujours en prison. Je me mets à espérer qu’il adopte l’insouciance merveilleuse de Serguei »

 

 

*

 

–       Il aurait suffi qu’ils communiquent pour, peut –être, dénouer l’affaire ?  Note José.

–       Ce n’était pas aussi simple, écoute plutôt ce que Katia me livre encore !

« Parfois je le provoque, dit-elle, j’aimerais qu’il sorte de ses gonds. Alors Milos s’étonne, une ride barre son front de part en part, et la tristesse s’affiche davantage, envahissant son regard désemparé.

Un jour, j’ai poussé le bouchon un peu loin. Alors, pétrifié, interdit, prêt à suffoquer, il m’a regardé avec insistance

puis il s’est approché de moi. Il était à la fois beau et misérable. « Tout cela est de ma faute ! Si j’avais un peu réfléchi, nous n’aurions pas eu à vivre cette épreuve. Mais j’étais absent, alors tout s’explique. Comme tu dois souffrir, ma femme ? Pardon ! »

–       Non, tu n’es coupable de rien, n’en parlons plus, je t’en supplie Milos ! »

 

« Tu l’auras compris, Tania, quelque chose s’étais brisé entre lui et moi. Ma seule volonté, à vouloir rétablir l’harmonie dans notre couple, ne suffisait pas. Il y a un virus dans notre couple c’est mission impossible. Milos le sait, le devine, il a renoncé à reconstruire quoi que ce soit. A vrai dire, nous cohabitons, c’est tout.

 

« Heureusement, s’il existe un sujet de conversation entre nous, c’est bien Serguei ! La nouvelle vie de Serguei que commente encore cette fois Milos : « A son âge, j’étais exactement comme lui. Excessif en tout, bah ! Ca lui passera ! »

–       Ca ne fait aucun doute. C’est tout de même un gentil garçon et je ne saurais oublier son aide précieuse durant ton absence. Pour le reste, il faut que jeunesse se fasse ! dis – je pour le soutenir.

–       Je sais tout cela, Katia ! Au fond je l’adore, oui je l’aime beaucoup. Serguei représente tout ce qui me reste ! affirme Milos, d’une voix brisée par l’émotion.

 

« Je m’apprête à protester gentiment, histoire de lui rappeler que j’existe moi aussi, mais je me ravise. Il y a si longtemps qu’il n’a réagi d’une manière aussi sensible. Evidemment je suis sa femme, Serguei son frère, et surtout le dernier des SUCIC. Ce sont là des sentiments incomparables »

 

L’envie irrésistible de prendre Milos dans mes bras et de le consoler me traverse l’esprit, mais je n’en fais rien : « Il me repoussera à coup sûr ! »

 

–       Vois-tu, Tania, le naufrage des hommes est à la mesure des larmes qu’ils retiennent trop longtemps, conclut Katia. Puis reprenant son récit :

« Milos pleure dans l’obscurité. souvent, je le surprends, assis sur le rebord du lit, en proie à l’insomnie. Un jour je me suis rapprochée pour lui souffler à l’oreille : « Milos SUCIC, tu me fais toujours rêver, je t’aime plus que tout !  »

–       Moi aussi, Katia ! il faudrait seulement que je parvienne à me sortir tout ça de la tête ! Redeviendrons – nous jamais comme avant ? »

–       Si tu le désires vraiment, je t’y aiderai de toutes mes forces !

 

Les jours passent sans grand changement Sauf que Serguei se fait rare. Sûrement souffre – t –il de l’état dépressif de Milos. Alors nos rencontres ne l’enthousiasment plus. Me tient –il pour responsable de la détresse de son frère ? Qu’est – ce qui me pousse à le penser ?  Quand on cherche bien, on trouve toujours quelque chose à se reprocher. Justement, laisse – moi te dire:

« Peu de temps avant le retour de Milos, Lilian, mon collègue de travail ! Oui, rappelle- toi Tania, le cariste…. Et bien, il m’invite à petit «  mangement  » en copains. Pourquoi ai – je accepté ? J’étais trop seule probablement. Ce fut une terrible soirée. Imagine – nous, en tête à tête dans une brasserie du centre- ville grignotant quelques amuse-gueule devant une bière pression.

 

« La salle est complète ce soir là, les conversations vont bon train. Dans un tel brouhaha, la discussion n’est pas aisée. Alors nos regards partage un peu de bonheur. Lilian est une oasis dans mon désert quotidien. Ou, me dis-je aujourd’hui, le sourire perfide d’un mirage ?

 

« C’est fou Katia, ça devait arriver.  Lilian pose ses mains sur les miennes. Le contact de ces paumes charnues sur ma peau m’emplit d’un sentiment inhabituel qui me transporte. Je veux m’en défendre mais je n’y parviens pas. Je ne refuse pas cette sage caresse. Je m’abandonne avec simplicité, en toute amitié»

 

« C’est alors que survient Serguei. Comment a t – il appris ? Par hasard ? Ca me semble énorme, mais bon ! Il s’approche de notre table et nous aborde sèchement :

–       Toi, Katia ! Lance – t- il d’une voix blanche emplie de colère.

–       Je te présente un copain de travail, Serguei ! Lui dis-je. Et j’ajoute me tournant vers Lilian : « C’est mon beau – frère ! Sans lui… »

Lilian lui tendant la main : « Serguei, enchanté de faire votre connaissance ! »

 

Serguei l’ignore complètement et me fusille littéralement du regard : « Alors qu’attends – tu, Katia ? Suis-moi immédiatement, tu me fais honte ! »

–       S’il vous plaît ! Ne croyez- vous pas que… Intervient Lilian.

–       Toi, tu as intérêt à la boucler ! Rétorque Serguei sur un ton qui ne supporte pas la moindre discussion.

 

« Serguei tourne les talons. Je me lève et je le suis en adressant un air navré au pauvre Lilian pour m’excuser. Il n’insiste pas. C’est mieux comme ça.

 

« A peine suis – je dehors que Serguei m’empoigne violemment le bras et m’invective : « C’est moche Katia ! Là vraiment tu me fais mal ! On n’a pas le droit d’agir comme ça. Je ne t’aurais pas cru capable… »

–       Tu te méprends Serguei, j’appartiens à Milos, et à lui seul ! Comment peux-tu en douter une seule seconde ?

–       Ce type gardait tes mains dans les siennes ! Il ne faudrait pas que tu me prennes pour un idiot C’est dégueulasse, Katia !  Tu l’as aguiché, voilà tout !

–       Tu es fou, voyons !

–       Tiens ! Moi – même, j’ai ressenti cela !  A te voir si belle, diaboliquement belle ! Insiste Serguei dont le visage s’empourpre. Se rend – t – il compte de l’énormité de ses propos ?

–       Arrête – toi, s’il te plaît ! Je ne suis pas une traînée ! Et tu me blesses, Serguei SUCIC !

–                Je dois te prévenir Katia, malgré mon affection pour toi, si ce type t’approche encore, je le descendrai ! C’est sans discussion. Tu n’appartiens qu’à Milos, n’oublie jamais ça dorénavant ! Je me charge du reste. De fait                il a    du retrouvé Lilian et mettre     les choses au point.

 

« J’obéis, et je rentre à pieds, la tête basse, blessée par la désapprobation de Serguei.

Une fois rentrée chez moi, je m’enferme dans ma chambre emportant une bouteille d’alcool de prunes que Milos avait ramenée du pays, il y avait bien longtemps. Une bouteille pleine aux trois quarts que je descends en moins d’un quart d’heure. Une vraie folie. Evidemment, je plane et un tourbillon infernal m’emporte ; des nausées surviennent, je cours aux toilettes où je vomis : « Serguei n’a t –il pas raison ? Lilian a franchi la ligne blanche. Moi, grosse bête, j’ai reçu cette marque d’affection sans me poser de question. »

Serguei n’a pas été dupe, il a ironisé : « A la place du mec, une gonzesse golée comme toi je n’aurais eu qu’une seule idée en tête, oui, la baiser. Tout le reste, les civilités, et les tutti quanti, c’est du blabla ! »

 

*

 

« La porte d’entrée claque. Serguei rentre. Je sursaute telle une enfant pris en faute. Ce fracas en pleine nuit me cueille soudainement, me ramène à la réalité ; l’alcool que j’ai éclusé commence à se dissiper. J’étais en train de perdre pied et le retour intempestif de Serguei provoque une véritable onde de choc.

 

Maintenant je perçois distinctement son pas. Il toque à la porte de ma chambre. Voulant lui faire croire que je dors profondément, je ne réponds pas. Serguei insiste : « Katia, s’il te plaît, ouvre ! Il faut que nous discutions ! » Le ton est plutôt conciliant, j’entrevois sa compréhension et sa bonne volonté, alors je lui ouvre.

Serguei m’apparaît magnifique. Beau comme tous les SUCIC. Je me jette dans ses bras en sanglotant : « Pardonne – moi Serguei, si je t’ai choqué ! » Alors il me berce doucement et me souffle à l’oreille : « Viens ma jolie belle – sœur, nous allons faire le point ! »

–      Tu sais, je n’ai pas les idées très claires : j’ai picolé !

–      Pourtant, il le faut absolument Katia !

 

Serguei aperçoit la bouteille de cognac sur la table de nuit. Il décide de plaisanter et s’emparant de l’élixir : « une de plus ou de moins, toi je t’adopte »

 

Nous avons gagné le salon.  Serguei, harassé lui aussi, me fait face : il s’est installé à demi allongé sur le divan recouvert de tissus chamarrés. Il a posé la dive bouteille, aux trois quarts vide, sur le plateau en verre fumé de la table basse. Durant plusieurs secondes, il me fixe intensément. Puis il commence : « Tu dois être très malheureuse, belle Katia. Je rêve de trouver plus tard une femme aussi désirable que toi ! » Serguei rougit avant d’ajouter : « Pour ce qui est de l’alcool, non ! Ca n’arrange pas les choses. Encore que parfois …Mais, sois sûre, demain matin tu vas te payer une gueule de bois pas possible ! »

Serguei s’exprime chaleureusement et maintenant il semble plus détendu.  Il a réussi à me faire passer le message : « Je suis la propriété des SUCIC »

 

–                Faites ce que je dis, pas ce je fais ! Comme disent certains médecins honnêtes ! Plaisante – t –il en se servant une rasade conséquente de cognac. Il est du Pays, c’est bon d’y penser. La Yougoslavie est notre patrie Katia !

–                Certes ! Mais nous avons émigré parce qu’elle ne nous permettait pas de vivre décemment ! Et quand je pense à cette sanction tellement disproportionnée prise à l’égard de Milos, c’est tellement injuste et inhumain que je ne partage pas tout à fait ton sentiment.

 

Serguei se ressert un verre qu’il avale d’un trait et dit : « D’accord Katia, je comprends tes griefs. Pourtant, renier sa patrie, n’est – ce pas comme renier sa propre mère ?

–                Tu es outré Serguei ! Oui, je suis dure, mais cinq ans, ce n’est pas rien, tout de même ! Terrible aussi pour Milos qui moisit là – bas coincé entre quatre murs. Il me manque, tu le comprends ?

–                Oui Katia. Milos me manque aussi ! Il faut tenir bon, je vais t’aider et te protéger ! Ensuite, je vais tenter l’impossible pour que sa peine soit révisée. Avec un peu de d’argent, ça pourra peut-être fonctionner

–                Merci Serguei, mais je ne veux plus me faire d’illusions !

–                Il ne faut jamais désespérer, Katia. Jamais !

 

Puis il reste pensif. L’alcool ingurgité l’aurait-il enivré ? Mais non, Serguei m’enveloppe dans sonregard d’une infinie douceur : « C’est définitivement terminé avec ce Lilian, n’est – ce pas ?  Personnellement je tiens cela pour acquis. Je te promets de ne rien dire, ça restera notre secret. D’accord ?

–                D’accord Serguei. Mais sache que ce n’est qu’un ami, rien de plus.

–                Dieu m’a placé là, au bon moment, Je suis ton ange gardien ! L’amitié entre un homme et une femme, est-ce possible ? Il faut absolument te garder pour Milos et j’y veillerai personnellement ! Affirme Serguei

–                Tu veux dire que tu m’auras à l’œil, c’est ça ? C’est ça, hein ?  Protesté– je

–                Je ne veux pas te surveiller, Katia chérie, ni te suivre pas à pas, et encore moins te tourmenter !

–                Tout de même en liberté surveillée, merci bien, beau – frère ! Tu n’auras pas à te donner tout ce mal ! lui dis-je plutôt amère

–                Tu es excessive Katia car tu restes libre, évidemment !  Je t’encourage simplement à me parler de tes soucis, des petits évènements dans ta vie. A nous deux, nous en discernerons mieux les dangers.

–                Est – ce que je ne t’ennuierai pas un peu si je te demandais de me raconter la tienne, Serguei SUCIC ?

–                Je ne crois pas. Et d’ailleurs, ma vie est des plus ordinaires ! Franchement, j’aimerais bien. Cet échange mutuel me conviendrait tout à fait. Tu sais Katia, moi – même, j’ai mes heures de solitude et de cafard. Et personne à qui me confier. Toi tu sais combien c’est difficile ! Je te le répète Katia, tu peux dormir sur tes deux oreilles, ce soir, il ne s’est rien passé. C’est complètement oublié.

–                Tu le penses vraiment ?

–                Absolument !

–                Tu es bon garçon, merci Serguei !

« A vrai dire, Tania, ce jour-là, en le remerciant pour sa discrétion, je suis rentrée complètement dans son jeu. Je n’avais pas besoin d’être chaperonnée et si je voulais rester fidèle à Milos, ce serait de ma propre volonté. Je n’admettrais pas qu’on décide à ma place. Et, vois-tu, je découvris un trait de caractère propre aux SUCIC : L’honneur de la famille n’aurait pu supporter le moindre outrage.

 

« Milos existe – il encore vraiment pour moi…, pour lui- même, pour nous ? Je ressens tellement d’indifférence de sa part. A moins que ce soit de mon fait. Suis-je trop lasse, anéantie par trop de frustrations. Dans ses courriers, Milos ne s’enquiert pas des difficultés que je rencontre. Il ne me remercie plus pour l’argent que je lui envoie régulièrement. J’ai l’impression déplaisante qu’il s’est résigné sur son sort.  »

 

Ce jour là, je demande à Katia :

–      A partir de ce constat, sous surveillance, ta vie n’est – elle pas devenue un véritable enfer ?

Katia me sourit avant de poursuivre posément :

« Non Tania, seulement plus mystérieuse ! Il m’a suffi de tranquilliser Serguei en répondant à sa soif de confidences. Il en est venu à se livrer et j’ai pris conscience de son manque de maturité. Serguei est un adolescent, comme les autres, en proie aux tourments de son âge.

Je comprends que sa mère lui manque ; alors, je joue ce rôle : je suis une épouse comme sa mère le fut ; respectée et respectable. Pour le moins, je dois l’en convaincre.

 

« Une fois ce but atteint, ma vie devient plus facile, et il m’arrive de sortir avec des copines. Etrangement, Serguei ne me reproche plus rien. Est –il au courant ? Ou a – t –il confiance en moi depuis qu’il me considère comme sa mère ?

*

 

José se redresse, prend appui sur un coude et demande à Tania : « Katia disait cela à propos des relations mère – enfant ? »

–      Il me semble. Et c’est assez juste, moi – même inconsciemment, je m’appropriais tout de ma mère en la situant sur un piédestal, admet Tania.

–      J’aurais aimé partager ça avec ma vraie mère. Ca m’a manqué énormément ! Déplore José.

–      Julie l‘a bien remplacée ! Dit encore Tania pour l’apaiser

–      Peut –on remplacer sa mère par une autre ?

–      Quand on n’a pas le choix, dit Tania

–      Oui, je comprends, on fait avec, c’est cela, n’est – ce pas ? S’agace José soudainement.

–      Ho ! Je ne t’ai jamais vu dans un tel état !

–      Pardonne – moi, chérie.

–       Bien sûr, mon amour, je comprends ce que tu ressens. Mais je suis là, aujourd’hui. Et je t’aime.

–      Tania et José s’enlacent tendrement. Apaisés, ils se confondent dans le même miroir.

 

*

 

–       Décidément, nous allons passer une nuit blanche, Tania. Et demain nous dormirons durant les cours  !

–       C’est vrai ! Ce n’est pas très sérieux…

–       Tout ce qui te concerne me semble essentiel ! Alors raconte :

 

« Ce jour là, les yeux grands ouverts, au – delà des immenses cernes qui encadrent son passé, Katia se confie comme si elle se délivrait.

 

« Milos cherche probablement à prendre de la distance par rapport à la dure réalité lui dis-je, peut-être pour moins souffrir, masquer sa vulnérabilité ; les hommes se cachent pour pleurer.

 

–       Je le pense aussi, bien que nous n’ayons jamais éclairci ce point, déplore Katia. Milos est au fond plutôt pudique. Il paraît solide comme une falaise fièrement dressée, capable d’affronter sans peine vents et marées, mais en réalité il pourrait. Est –il alors vraiment à bout de forces, apprend – t- il déjà à gérer le silence qui suit le chaos ? N’est – ce là qu’une stratégie pour vaincre le mauvais œil : ne rien attendre de plus du quotidien pour en supprimer le champ de ses frustrations

–       C’est terrible, Katia !

–       C’est le mot juste, ma fille ! Confirme Katia en hochant la tête.

 

Après une pause brève, Katia poursuit sa narration, dit Tania à José :

 

« Quand Milos est rentré, comme promis, Serguei s’est tu. Mais Milos attend-t-il en secret que je lui avoue quelques faiblesses que j’aurais pu avoir en son absence ; j’évite d’alimenter sa probable jalousie bien qu’il n’en laisse rien paraître. Jamais il ne dit : « Katia, tu as…tu es… » Mais plutôt : « J’ai terriblement changé, pardonne – moi de ne plus trouver les mots pour t’exprimer mon amour !  Ce n’est pas facile, Katia…  »

Je me demande s’il ne s’entretient pas avec Serguei au sujet de notre couple.  Cela n’est pas du tout son style, mais je m’en inquiète.

 

« Mes doutes proviennent du fait que Serguei donne l’impression de nous fuir. Il passe en coup de vent, juste le temps de prendre un café sur le pouce, toujours pressé, un peu mal à l’aise. La dernière fois, il est arrivé avec sa petite amie ; c’est du sérieux, cette fois.

 

« Cet autre jour, poursuit Katia, Serguei est excité : « Katia, je vais toucher mon treizième mois. Avec l’argent que j’ai mis de côté, je vais pouvoir m’acheter une bagnole ! Depuis le temps que j’en rêve. Je l’aurai demain ! Si tu veux, préviens Milos, je passerai pour qu’il l’essaie ! On est pareils, on aime les grosses cylindrées ! »

–      Oui, bien sûr, mais promets – moi que vous ne ferez pas les fous !

–      Pour qui nous prends – tu, Tania ?

–      Je connais bien les SUCIC, c’est tout ! Au fait, Tania va sur ses deux ans. Il est grand temps que nous la fassions baptiser. Milos et moi, nous aimerions que tu sois son parrain. Qu’est – ce que tu en dis ?

–      Oui, oui, bien sûr ! Alors ma paie ne suffira plus !

Il a plaisanté pour cacher son trouble. Je l’ai vu rougir brusquement, puis fuir mon regard avant de lancer « Salut, à demain, excuse Katia, nous avons une course urgente ! »

Je me réjouis qu’il ait accepté ma proposition et je pense « Serguei sera le parrain de la petite, un merveilleux parrain, ce sera bien comme ça ! »

 

                               

*

 

Dans une demi- heure Milos sortira de l’usine et il appréciera la tasse de café fort que je lui ai préparée qu’il a l’habitude de boire dés qu’il rentre. J’ai fait aussi couler l’eau de son bain.

Toi, Tania, tu as dormi une grande partie de l’après – midi. Tu viens tout juste de te réveiller, alors je te fais un brin de toilette pour que tu sois belle pour Milos qui ne saurait se passer de toi. Parfois je me dis que s’il l’avait pu, il t’aurait mis lui-même au monde. Et toi, tu es folle de joie quand vous jouez ensemble. Je ne peux pas en être jalouse. C’est normal, tu es une enfant si attachante. Et tu es ma fille.

–                Cependant tu en parles comme si tu aurais été jalouse ?

–                Non, évidemment pas, Tania, c’est seulement que j’ai l’impression désagréable d’être mise à l’écart car vous êtes tellement complices. Il ne doit pas oublier que je suis ta mère. Que si tu es là…

–                Je suis avec toi toute la journée alors que lui, maman, il travaille, ça peut se comprendre !

–                C’est autre chose Tania ! Avec toi, Milos revit ! Il rayonne, vois-tu ? Il éclate de rire à chacune de tes facéties. Pourquoi est – que cela m’exaspère ? Parce qu’il n’est pas le même avec moi.

–                C’est peut –être toi qui a le plus changé, maman ? Suggère prudemment Tania. Lui a survécu tant bien que mal. Toi, quelque chose te hante !

–       Tu as raison, Je dois être dépressive. Oui je ne vois que cette explication !

 

 

*

 

« Ce soir là, José, Katia se répand plus que jamais. Je me sens comme un mouchoir sécherait ses larmes En fin de compte, n’est –il pas normal que je lui apporte mon aide ? Combien de fois ne m’a – t –elle pas consolée ? Démarche normale d’une maman vis-à-vis de son enfant, oui. Elle a droit à cela en retour, mais je suis si jeune.  En prend – t – elle conscience ? Elle s’inquiète :

–       Il faut que j’arrête ou demain tu ne sauras pas te lever et j’en serais quitte pour te faire un mot d’excuse.

–       L’année scolaire se termine, ça n’a plus grande importance. Nous faisons surtout acte de présence car les profs organisent les examens…

–       Tout de même, Tania, tu n’as jamais manqué ! C’est mal de ma part …

–       Ce ne sera pas une catastrophe. Mais, toi, par contre, maman, tu dois dormir davantage. Pense à ta santé !

–       Merci, chérie, c’est bien de prendre soin de ta mère ! Alors, ainsi, je compte tellement pour toi ?

–       Allons maman ! Protesté – je

 

Katia me quitte un instant, se rend à la cuisine, ouvre la porte du buffet qui grince, prend un verre, fait couler le robinet : « Prendras- tu un verre d’eau Tania ? »

–      Non, merci bien maman !

Je sais qu’elle est en train d’avaler ses drogues habituelles, celles qui gouvernent son existence. Katia en est devenue dépendante et ne saurait fermer l’œil de la nuit sans leur aide.

 

Ne la voyant pas revenir, je vais à sa rencontre ; adossée au mur, le visage dans les mains, Katia pleure en silence. Je m’approche d’elle doucement, en toussotant pour m’annoncer. «Qu’est-ce que tu as, maman ? Je suis là avec toi, ne crains rien ! »

 

A –t-elle peur de la nuit ? Je pressens que la vie de Katia n’est plus qu’une longue nuit. La nuit renifle, se mouche, demande : « Peux – tu rester dormir avec moi, Tania ? Excuse –moi, ne me laisse pas seule je suis mal dans ma peau ! »

–       Oui maman, ne pleure plus s’il te plaît ! Tu es tout pour moi, tu le sais bien !

–       Un jour tu partiras, c’est la vie !

 

« A cet instant, José, sans trop savoir pourquoi, j’inspecte la chambre de ma mère en détail ; un certain désordre raconte ses dégoûts, ses revirements, hésitations, ses révoltes, ses frustrations. Elle devine ma pensée :

Ne fais pas attention ! Demain, je fais le grand ménage ! Un souk pareil, c’est franchement inadmissible.

–                Ca ne te ressemble pas, tu ne m’as pas habituée à cela ! Plaisanté – je, histoire de minimiser le problème.

–                Je rangerai, promis,!

 

Katia quitte ses vêtements : « Tu sais, ça m’a fait du bien de te parler, précise – t- elle. Je suis soulagée. Si ! je t’assure Tania ! » A mon tour je me déshabille tout en l’observant .Katia, totalement nue, me sourit, et ça la rend belle :

–  Comment me trouves – tu, encore pas mal non ? Dis – moi sincèrement !

–                Pas mal du tout, c’est exact ! Il te faudrait juste un peu de soleil et du bonheur pour que tu sois plus radieuse !

–                C’est tout dans la tête, je l’admets. C’est très difficile de reconstruire sa vie.

 

Ce disant, Katia se dirige vers la coiffeuse, puis elle se brosse en s’examinant à la loupe dans le miroir. « Où sont mes petits seins d’antan ? » soupire – telle.

 

Elle regrette aussi quelques rides d’expressions qu’elle voit poindre, mais elle convient tout de même : « Il y a mieux, il n’empêche que je suis belle encore et désirable ! »

–                Une vamp ! Plaisanté – je, amusée.

–                Non pas ça ! Me reprend – t –elle vivement, mais sans colère.

–       Je parle de ce que je vois, maman ! Et je pense que tu dois encore allumer pas mal les mecs que tu croises !

 

Katia choisit de sourire. Puis elle hausse les épaules pour me signifier que j’exagère. En fait, ce compliment lui va droit au cœur.

–       Ce n’est pas vraiment un avantage d’allumer les mecs, tu connaîtras ça, plus tard !

 

Je n’ajoute rien à son propos mais elle a raison Moi-même, je retiens l’attention des messieurs.

 

« Parfois, ça nous met dans de ces situations ! » ajoute Katia, évasive.

 

Nous voilà, allongées, dans la tiédeur du lit. Elle me serre contre elle, je suis son bébé.  Sa chair et son âme ?  La douceur et la mollesse de ses seins ravivent en moi des souvenirs anciens et j’en suis particulièrement troublée ;  je me surprends à déglutir au souvenir de ma première tétée. Mon imagination débordant, je rencontre le parfum de cette peau extraordinairement mienne. Là, frémit la source de ma vie, épuisée sans être tarie. Ma mère. Inégalable.

 

« Le mot d’excuse sera demain nécessaire. La nuit nous a endormies finalement, sans que nous ayons véritablement touché le fond des choses : sans totale délivrance. Elle nous a éteintes, simplement, sur un mot, sans que nous en ayons eu pleinement conscience ; mourir sans effort pour renaître demain avec la plus folle espérance au cœur. En faisant preuve de ténacité, en luttant, un jour encore !

 

« Il n’y a pas plus tenace que Katia. Moi, au moins autant. Telle mère, telle fille »

 

*

 

Katia est une miraculée. Rescapée ? Elle, qui s’est abandonnée hier soir, a été rejetée par la nuit, tôt ce matin ; la douceur de la vague a noyé son naufrage.

 

Katia va et vient dans l’appartement, en pleine forme, préparant le petit déjeuner. Elle est rayonnante, et ça me fait du bien. : « Allez debout paresseuse. Un bon bol de lait et quelques céréales. Rien de tel pour entamer une nouvelle journée ! »

 

Nous voilà installées autour de la table. Katia m’observe songeuse puis elle me dit :

– Comme tu grandis ma fille. Tu es magnifique .Merci au Ciel pour ce cadeau. Pourtant je m’inquiète déjà car tu vas faire des conquêtes A ton âge, je n’étais pas aussi belle… »

–      Tu te dévalorises…Moi, je suis certaine du contraire !

–                Ho non, Tania, je n’avais pas une aussi jolie poitrine ! J’avais d’autres atouts…

–                Probablement ! Rétorqué – je, rougissante.

 

A – t-elle perçu mon embarras passager ? « Allez, mange ma puce. Ce n’est plus la peine de te presser car tu as loupé le coche . Il fallait s’y attendre. Tant pis !  Nous n’allons pas passer la journée à nous lamenter hypocritement ! Au programme shopping et encore shopping. Et une petite gâterie, en fin d’après – midi, pourquoi pas, si nous le méritons. Entre femmes, ça va être merveilleux ! »

 

Tania s’adressant à José :

 

« J’aime la voir prendre l’initiative.. Mais, dans le même temps, son exaltation m’inquiète. D’ailleurs, quand elle est ainsi euphorique, elle n’est pas loin de s’écrouler. Et de tellement haut qu’il lui est impossible de s’en remettre avant plusieurs jours.

 

« Bref ! Ce matin là ne ressemble à aucun autre. La joie est passagère. Avec Katia, soit c’est l’enfer, soit c’est le paradis !

J’ai passé de longues minutes à me maquiller et je me trouve craquante. J’ai fait sauter deux boutons pour ouvrir mon corsage. C’est assez hardi, soit ! Ca ne choquera personne car je fais au moins trois ans de plus que mon âge. Katia, quant à elle, peut en enlever cinq ! On va nous prendre pour deux sœurs en goguette. Deux petites délurées, du style nouvelle génération !

–                Qui sort la première, maman, toi ou moi ? Pomponnées de la sorte, avec ce look d’allumeuses, nous allons faire des ravages.

–       Et ça te gêne ? Moi, je trouve cela très plaisant. Et c’est très agréable de plaire !

–                L’amour te manque maman ? Je veux dire le grand amour ?

–       Quelle question, ma fille ! Je t’en prie, ne joue pas les rabat – joie. Mais oui, peut – être… Mais…

–       Mais quoi ? Insisté- je, maladroitement.

–       Tu vois, Tania, que ton beau-père soit en déplacement ne me chagrine pas. Au contraire, je respire un peu. Tu comprends ?

–       Je le vois en tous cas, maman Et j’ajoute que c’est bien quand tu es cool comme aujourd’hui.

–       Donc, pour clore définitivement le sujet, sache que le regard des hommes me flatte, mais pas plus !

–       On dit cela. Oui ! on le dit, plaisanté –je, vraiment heureuse de découvrir Katia sous cet angle que je ne lui connaissais pas, jouant la femme frivole.

 

Je la considère avec bonheur. Irrésistible Katia, magnifique jusque dans la tristesse. Et là en pleine allégresse, une belle éclaircie, avec ses rires de gorge haut perchés et de superbes gazouillis d’oiseaux ; capable de changer de registre en deux temps trois mouvements. Imprévisible Katia, bouleversante, sentimentale à l’excès, espiègle et tout à coup tellement raisonnable !

 

–       Et comment vas – tu justifier de telles dépenses ?

–       Puisque Monsieur ne daigne pas me confier la carte bancaire, j’ai fait des économies en cachette depuis un certain temps. Alors…

–       Il aura tôt fait de voir nos nouvelles fringues !

–       Mais enfin, Tania ! N’ai – je pas le droit d’utiliser mon propre argent comme bon me semble. Allez, parlons d’autres choses, nous n’allons pas nous la gâcher ! s’exclame- t –elle en adoptant un air faussement indigné.

 

*

 

« Moins d’un quart d’heure plus tard, le trolley nous dépose au centre – ville. Nous commençons par les nouvelles galeries, au rayon parfumerie. Nous y passons une bonne heure, faisant de même au rayon des sous – vêtements. Katia prend beaucoup de plaisir avec les slips de plus en plus affriolants : « Cher, trop cher pour si peu de tissu. C’est exagéré. Il est vrai que ça doit faire son effet sur un joli petit cul ! »

–       Je te vois avec ça, maman ! Si, si, je t’assure, ça te va bien

–       Tu crois vraiment, ne suis-je pas trop flasque ? demande Katia, palpant ses cuisses, avant d’être prise de fou rire.

 

 

« Sont – ce les fragrances des multiples parfums et diverses eaux de toilettes essayées tour à tour ? Une bouffée de chaleur m’envahit. L’air devient irrespirable. Heureusement Katia a une idée géniale : « Si on se payait une bonne glace, j’en ai très envie. Pas toi ? »

 

Nous quittons le magasin rapidement ; le plaisir ne se complait guère dans l’attente prolongée. Le temps magnifique aujourd’hui nous retient à la terrasse de la brasserie dont la carte des desserts est assez impressionnante. Autres lieux, autres saveurs : vanille- pistache, fraises- cassis. Des glaces à dix heures du matin, on ne se refuse vraiment rien.

 

« Nous sommes installés un peu à l’écart des autres consommateurs car Katia n’aime pas trop se mélanger. Malgré cela nous ne passons pas inaperçues !

Bref, nous sommes heureuses, complices, et nous riions comme des folles.

Alors je pense « Elle est heureuse et c’est, ma foi, assez extraordinaire ! »

 

 

 

*

 

Nous avons quitté la brasserie. Katia se sent bien. C’est visible. Elle se comporte d’une manière surprenante : à cet instant, la joie la rend rayonnante. Voilà qu’elle me devance, effectue un pas de deux, tourne sur place, écarte les bras comme si elle m’invitait à la rejoindre dans la danse. J’esquisse à mon tour quelque chose comme ça. Qui ressemble à ça. Un élan de joie. Un moment d’allégresse. Qui fait comme si. Et comme ça. Puis je me retrouve dans ses bras à rire aux éclats tandis qu’elle tourne encore en riant. En pleurant aussi. D’émotion, peut –être. Et je la regarde sans me lasser : « Je t’aime Katia. Que tu sois larmes, ou petite fleur fragile dans le miroir du temps qui passe. J’adore quand tu chantes pour te convaincre du bonheur qu’il te resterait à cueillir. Autour, les passants nous prennent pour deux folles. C’est mieux que l’indifférence : rien n’a de valeur hors le regard des autres ; le bonheur se partage, s’affiche, ou alors il n’existe pas. Heureuse, alors ? J’espère que tu ne joues pas en faisant comme si… et comme ça. »

 

*

Tania poursuit sa narration à un José très attentif :

 

« Nous sommes rentrées à l’appartement un peu lasses mais satisfaites de notre périple en ville

 

« Quelle magnifique journée, Tania, je suis ravie, vraiment ravie ! Ces émotions m’ont donné soif ! Est- ce que je te sers un verre à boire, Katia ?

–       Oui, un jus d’orange, s’il te plaît !

L’orange pressée coule à flot : « Santé mam ! »

 

« Une étrange impression me domine, Katia m’enveloppe de son sourire magnétique. Elle me capture. Je me demande étrangement qui surprend l’autre ? L’instant nous berce et j’en ai pleinement conscience. L’enfant, en nous, bientôt retrouvera sa peur. Je le sais. Katia s’accroche désespérément à un rayon de soleil. »

–       Dis – moi, Tania ! Dis – moi que tu ne m’abandonneras jamais, ma petite fille !

 

« Pourquoi répondre à sa question ? Je refuse de parler de son angoisse ; en la minimisant, elle ne s’enracinera pas.

 

Un nuage plombe l’ambiance : Katia s’assombrit, en devient méconnaissable ; son maquillage n’assume plus son rôle, et mieux participe au désastre ; Katia ressemble à un petit clown triste qui n’entend plus les applaudissements. Elle ne perçoit plus que des éclats de rire repris à leur compte par des fantômes fourbes et fuyants ; ceux-là mêmes qui la harcèlent depuis trop longtemps.

 

Katia dégringole à une allure vertigineuse et mes bonnes résolutions s’envolent ; je ne peux assister à cette chute sans intervenir :

–  Ca ne va pas, maman ? »

–       Si, mais…

–       Si, mais quoi ? Insisté – je alors, craignant qu’elle ne referme brusquement sa coquille.

–       Je ne devrais pas gâcher une aussi belle journée. Je sais que ce n’est pas chouette. Pourtant…

–       Pourtant ? Je t’en prie ! Explique – moi, Katia chérie, je t’en supplie !

–       Je me suis souvenue soudainement de Serguei.

 

Tania marque un arrêt, elle ne voudrait pas lasser José. Devinant ses pensées, il lui fait signe de poursuivre sa narration.

 

« Katia en reste là. Nous terminons notre repas en silence. Une fois la vaisselle rangée, nous nous installons sur le divan pour d’autres confidences. Katia s’est assise en tailleur prés de moi. Elle s’éclaircit la voix, puis reprend son récit :

 

« Pauvre Serguei ! dit – t –elle, en soupirant ».

Katia semble fixer intensément ce point qui m’échappe, là – bas, sur l’autre rive. Puis soudain elle se jette à l’eau :

–       Veux – tu que je te parle de Serguei ?

–       Bien sûr, maman !

 

 

« Donc Serguei est heureux. En peu de temps, il a réalisé ses rêves : une petite amie etla Porsche. Ila mille autres projets en tête.

Milos, était le même à son âge. Aujourd’hui, il fonctionne comme un automate. Pourtant, tu peux me croire, je ne ménage pas mes effort pour qu’il retrouve sa flamme d’antan .A ce moment j’espère que Serguei participera à son renouveau : ils partagent la même passion pour les grosses cylindrées.

 

« Milos voue une affection sans borne à son frère : j’ai l’impression, ridicule, j’en conviens, de me sentir parfois exclue de leurs discussions entre hommes. Néanmoins, J’aimerais que Serguei restât d’autant qu’à chacun de ses départs, Milos sombre dans la mélancolie et devient inaccessible.

 

« Ce soir, précisément, Milos n’a dit un seul mot au cours du repas. De même qu’il a refusé son dessert préféré : un flanc à la vanille sur un fond de caramel liquide. Je m’en étonne : « Ca ne te dit rien, aujourd’hui ? D’habitude, tu adores ça !»

 

Alors il me regarde telle une pestiférée, puis il lâche : « Arrête Katia, je suis gavé, voilà tout ! »

 

Et se levant brusquement, il en rajoute : « Gavé ! Tu ne peux pas comprendre ! C’est trop te demander ? J’ai besoin d’être seul, je vais au jardin ! »

 

Moi, je reste là stupidement. Je suis désemparée, impuissante. Milos ressasse une telle rancœur. Si l’abcès, dont il souffre, pouvait se vider une bonne fois pour toutes, ça changerait sa vie, mais aussi la mienne. Dans le même temps, j’éprouve l’envie folle d’aller le rejoindre, de passer outre, comme je l’aurais fait naguère. Mais je me ravise : Milos refuse toute forme compassion.

 

« A cette heure, je l’imagine volontiers, car je l’ai maintes fois surpris, totalement prostré, le regard perdu dans le vague. Il voit sans voir. A chaque fois, c’est pareil, il s’isole. Son monde n’est plus le nôtre.

 

« Il entretient des tonnes de souffrances dans sa tête, poursuit Katia .Il remue des pelletées d’amertume, emmagasine les frustrations.  Ne cherche – t- il pas les fers de ses anciennes prisons ? Plus simplement, n’est – il pas en quête d’un refuge où l’homme peut pleurer sans retenue, loin du regard des autres.

 

« Finalement, impuissante, poursuit Katia,  je gagne notre chambre et j’ouvre un roman d’Henri TROYAT. J’ai de la peine à fixer mon attention sur le sujet. Le climat ambiant me pèse terriblement.

 

« Puis Milos rentre. Il est calme. Trop. Il se déshabille en fuyant mon regard et se laisse tomber sur le lit, totalement anéanti ; la faute à son dur labeur à l’usine, et à tout le reste. Il fait peine à voir dans ce rôle de prince déchu, allongé sur le dos, les mains croisées sous sa nuque. Un prince déchiré, habité à la fois par la colère et une forme de fatalisme.

–       Excuse – moi, Milos. Tu es fatigué, je vois.

–       A ton avis ? Je bosse !

–       Pardonne-moi, je ne voulais t’importuner. Ca n’est rien. Demain, oui, nous verrons demain. C’est bon j’éteins, bonne nuit !

Milos n’ajoute rien. L’obscurité est-elle une délivrance ?

Katia dit encore à Tania : « je me sens plus seule que jamais et je ne cesse de cogiter :

« Dire qu’avant, c’était toujours la fête quand nous nous retrouvions. Nous étions heureux blottis l’un contre l’autre. L’un dans l’autre. J’ai envie de l’aimer, le désir me brûle, au point que j’en devienne folle. Quelque chose se désintègre en moi, je m’éparpille dans les dunes d’un désert de solitude. Seigneur faites que Milos redevienne fier et conquérant. Demain, j’espère. »

 

« Tu apprendras plus tard, Tania, que la vie ne nous laisse guère que le choix. Elle impose sa logique impitoyable : se battre pour subsister ; alors, si Milos va mal, et si je veux conserver son amour, il faut que je lutte de toutes mes forces. Il faut que je le hisse sur mes épaules et que j’avance. Pour moi et pour lui.

 

«Alors, j’approche doucement le bout de mes doigts sur le drap de lit pour aller le rejoindre.  C’est sa main que je rencontre. Milos répond à mon élan et nous restons ainsi sans relâcher notre étreinte. Je suis affamée. Et lui ?

–       Je t’aime Milos ! Lui susurré– je à l’oreille.

Il se tourne vers moi, effleurent ma nuque. « S’il te plaît mon amour, laisse – moi t’aimer … »

 

« Nous sommes bien. Je me sens belle. Fragile aussi. Tout est encore fragile, l’élan amoureux déraille.

Milos sanglote dans l’obscurité. Il finit par dire : « Pardon Katia, c’est ma faute. Trop tôt encore, je n’y arriverai pas…Pas, aujourd’hui ! »

–                Tu penses trop, Milos. Tout ça, c’est du passé ! Nous avions convenu de…

–                Patiente un peu, encore un peu, Sois sûre que je t’aime toujours. Malgré tout, je suis fou de toi Katia.

–                Je te crois Milos. Merci.  Mais il est temps maintenant, la vie passe si vite. Regarde Serguei…Lui, il la croque à pleine dents.

 

 

Tu as raison, Katia. je l’envie parfois, bien que l’achat de cette Porsche, soit, à mon sens, un coup de folie !

–                Taratata ! Je te connais bien ! Si tu le pouvais, là tout de suite, tu foncerais chez le concessionnaire !

–                C’est vrai, Katia ! J’ai toujours eu un faible pour les belles voitures, et surtout les sportives.! Il faut croire que nous avons ça dans le sang !

–                 Ha, les SUCIC, de grands seigneurs !

–                En règle générale quand Milos était d’accord, il n’ajoutait rien.

 

 

 

*

 

«Katia marque une pause : le besoin de tout collationner afin que son récit soit cohérent : les évènements portent, en eux, mille détails qui s’entrechoquent avant de se perdre ».

 

Je comprends qu’elle soit malheureuse dans ce contexte ! Commente José, en baillant.

–       Je vois que ça te suffit pour ce soir ?

–       Non, Tania, ça ira, continue, ça m’intéresse !

 

Alors Tania raconte encore :

 

« Katia décroisent les jambes, s’étire, soupire puis se livre – ou se délivre- à nouveau :

 

–       Tu es encore toute jeunette à cette époque, Tania. Ton oncle Serguei t’adore. T’en souviens – tu ?

–       Très vaguement. S’il n’y avait cette photo encadrée que tu as accrochée, je ne me souviendrais pas !

–       Evidemment, c’est loin, mais ça passait très bien entre vous deux !

 

« Durant un bref instant, l’émotion envahit étrangement ses yeux de biche. Alors, je devine qu’en l’évoquant, elle anime Serguei là devant elle. Et qu’il lui apparaît dans toute sa splendeur. Je me demande si, au fond, cet éclat ne la blesserait pas.

 

Katia ajoute encore : «   c’est fou ce qu’il a compté pour moi durant tout le temps de l’incarcération de Milos. Il était Jeune et rassurant. Trop protecteur, mais enfin, oui, vraiment rassurant ! Et quand Milos est rentré, nous avons maintenu cette complicité.

 

J’observe la photo de Serguei en attendant que Katia finisse son commentaire. Puis, elle s’interrompt, garde le silence : « Comme moi, ne discerne – t –elle pas, l’illumination du visage de Serguei, attendri par tant de dévotion? Quel beau gars, en vérité ! »

 

Katia récupère son briquet, saisit le paquet de cigarettes qu’elle arrache presque en voulant l’ouvrir trop rapidement ; contre toute attente, elle le malmène entre ses doigts nerveux comme si elle voulait le détruire ; finalement elle le repose sans commenter son geste : « Est –elle sur la bonne voie ? Il ne faut pas rêver. »

 

 Katia poursuit : « Voilà, Tania, je ne connais pas Notre-dame de Lourdes. Mais j’en ai entendu parler. Alors je lui adresse cette prière : « Sainte Vierge, faites que Milos guérisse et que nous parvenions à reformer un couple véritable ! »

 

« Pour l’heure, continue – t-elle, Milos ronfle bruyamment. Libéré. Peut- être. Moi, je ne parviens pas à fermer l’œil : « Milos, pourquoi avoir retrouvé la liberté, si c’est pour t’enfermer dans une autre prison ? »

 

« Ce n’est pas une mort violente, mais une mort par asphyxie, insidieuse et lente qui garde sa victime consciente, terriblement lucide, jusqu’à la fin. Il lui faudrait un électrochoc, qu’il arrête de se martyriser.

 

« Vois-tu Tania, cette nuit là n’en finit pas. Cette nuit m’écartèle, amplifie mes propres angoisses. Le tic tac, de la pendule me harcèle. Dans le coin d’ombre de la chambre, des bras anonymes frappent à intervalles réguliers ; les aiguilles de la pendule sont des faux dont la lame acérée fauche le temps.  Milos se perd ? Je me perds ?

 

« C’est l’image qui me vient à l’esprit en premier lieu. Pourquoi ? A cause de cette faux que MIRAEL nous avait offerte. Il l’avait ramenée d’un voyage au pays. Cet outil avait servi aux moissons durant prés d’un siècle et son manche s’en trouvait patiné par les mains laborieuses de ses ancêtres. Et je pense aussi : « Demain, je jetterai cette faux. Enfin, je verrai. En supprimant la faux, supprime – t –on le faucheur ? Le tic tac, c’est autre chose, il faudrait l’oublier. Accepter. Attendre le temps des moissons et sa récolte.

 

« Bref la nuit me tient dans sa nasse sans parvenir à m’apaiser J’ai la nausée. Lutter ou se rendre ? Pourquoi est- ce que j’aspire au naufrage ? C’est alors qu’à deux doigts de la vague, m’apparaît le visage extraordinairement beau de MIRAEL, toujours avec ce même sourire rayonnant, inégalable, rassurant. Pas besoin qu’il parle : mes démons s’évanouissent. Merci à toi, si tendre et si bon.

 

« Je me lève lentement en prenant garde de ne pas réveiller Milos : demain matin, il pointe à quatre heures.

A la cuisine, je me chauffe un bol de lait auquel j’ajoute un peu de miel  suivant une recette de ma grand-mère.. Ca marche. Le miracle s’opère tandis que je le déguste lentement : « Ca et l’intervention de MIRAEL. Toujours là quand il le faut. Ma bouée de sauvetage, mon ange gardien, je crois.

 

« Il est minuit quinze quand je décide de regagner la chambre. Milos ne ronfle plus. La solitude ne pèse plus, elle me berce : je flotte légère. Je m’en vais. »

 

« Soudain, une sonnerie stridente retentit. C’est celle de la porte d’entrée. Il me faut deux à trois secondes pour émerger. L’écran digital du radio-réveil indique deux heures et demie.

 

Milos s’assoit à son tour, se frotte les yeux, et demande encore groggy : «   Qui ça peut bien être, t’as vu l’heure ? »

–       Ne te lève pas, je m’en occupe !

–       Non, reste tranquille, j’y vais !

A la deuxième sonnerie, je ne sais trop pourquoi, j’éprouve un mauvais pressentiment. Derrière la porte une voix ferme s’impatiente :« Gendarmerie nationale, ouvrez s’il vous plaît ! »

 

« Milos est littéralement stoppé dans son élan ; ses poignets se souviennent de la morsure des entraves. Il appuie sur le commutateur électrique, la lumière jaillit, l’agresse, l’aveugle. Ca lui rappelle le faisceau de la lampe torche de ses gardiens à l’heure des rondes, en pleine nuit Ses mains tremblent mais il avance tel un automate dans le couloir : «Voilà, voilà ! Qu’est – ce que j’ai encore fait ? Bon sang ! »

 

 

Le verrou tourne. Clac- clac ! Milos ouvre la porte. Un brouhaha me parvient, quelques mots échangés que je ne distingue pas nettement. Puis suit un long silence. Tout cela est étrange. Pressée de savoir, je m’apprête à rejoindre Milos. Un cri terrible, me stoppe net : « Nooooon ! » Puis, très vite : « Ce n’est pas vrai ! »

 

« Une force incroyable me pousse vers Milos. Il est là à genoux, dans l’entrée, cognant sa tête sur le parquet : « Non, non, non ! Répète-t- il sans fin » Les gendarmes embarrassés attendent qu’il se calme, puis, m’apercevant, haussent les épaules en signe d’impuissance : « C’est son frère Serguei, vous avez compris, n’est – ce pas ? Il s’est tué dans un accident de la route ! »

 

« A cet instant, j’ai l’impression de vivre un cauchemar atroce. Je vais me réveiller et constater que tout cela est faux ! D’ailleurs à quoi ça rime ? Pourquoi Milos est – il affalé de la sorte devant ces deux hommes en uniformes ? La nuit nous joue de ces tours, parfois ! »

–       Vous savez, Madame, disent –ils, ça n’est pas facile pour nous d’annoncer les mauvaises nouvelles. C’est notre devoir, cependant ! Vous en apprendrez davantage demain, en fait, il s’est payé un platane. Voilà, désolés, vraiment. Sa dépouille a été déposée au funérarium. Vous y passerez demain pour reconnaître le corps et vous viendrez chez nous ensuite. Condoléances et courage ! Dit encore le gendarme en nous saluant avant de se retirer.

 

« J’entraîne Milos vers le lit où nous nous asseyons : les jambes nous manquent, nous restons silencieux le souffle coupé.

 

« Je n’exprime pas ma propre douleur, Je ne dois pas l’ajouter à celle de Milos ?  C’est un pan de mur qui s’écroule Alors Milos hurle sa souffrance. Enfin, ses sanglots s’espacent, et il me confie : « Katia, j’aurais voulu le voir grandir, ce gamin ! Demain, une dernière fois, j’irai. Ho, non, c’est vraiment trop con ! » Blottis l’un contre l’autre, nous résistons.

 

« La nuit nous marque à tout jamais de son empreinte. Nuit terrible, confuse, monstrueuse. Le pire nous réunit : nous voilà une fois de plus en pleine tourmente, brisés sur un récif, anéantis, après que notre embarcation ait chaviré d’un trop plein de chagrin.

Nous demeurons agrippés l’un à l’autre.

 

. Nous nous accrochons à Serguei, à son image qui, déjà, devient floue dans le flot de nos larmes. Et nous sentons précisément le froid de la mort. Je me souviens alors de l’apparition de MIRAEL, en songe : « Assurément, il savait !dis-je à haute voix »

 

–       Qui savait, Katia ?  S’informe Milos, surpris.

–       Non, rien, je dis n’importe quoi ! Je deviens folle avec tout ce qui nous tombe dessus, lui dis – je, bien ennuyée.

–       Tu as raison, c’est complètement dingue ! Mais c’est comme ça ! Je me rends à l’évidence, pourtant c’est fou comme j’ai mal, Katia : c’est comme si on m’avait arraché un bras ! Peux – tu comprendre ça ?

–      Je l’aimais tant, moi aussi !

« Milos, sensible, vulnérable, désorienté, se rapproche de moi. A cet instant je suis son épouse et sa mère. Ou alors, c’est moi qui vois les choses comme ça .Je me tourne vers le ciel : « Mon Dieu, faites qu’il ne tombe pas dans la folie ! »

 

Soudain une pensée me traverse l’esprit : « Et son amie ? L’ont – t – ils prévenue ? »

– Les gendarmes ignorent peut –être que Serguei vivait avec Camellia ? Dis – je à Milos »

–      Oui, l’ont – elle prévenue ? Il faudrait voir au plus tôt. Elle ne doit pas rester seule : sa place est avec nous, Katia ! Insiste – t –il. Peux – tu faire ça, s’il te plaît ma chérie ? C’est au – dessus de mes forces !

 

Une nouvelle vague atteint Milos de plein fouet. Hagard, il se lève et cogne violemment sa tête contre le mur de la chambre.

C’est à mon tour de réagir : « Tu deviens fou ! Arrête, voyons arrête ! Ca ne sert à rien Milos SUCIC ! Je suis là et je t’aime. Nous serons forts, ensemble ! »

 

SUCIC ! Mot magique ? Milos s’apaise. »

 

*

 

« Le téléphone de Camellia sonne occupé. Après plusieurs tentatives infructueuses, nous décidons de nous rendre chez elle au plus tôt.

 

« Oui, je sais. C’est fini ! » C’est tout ce qu’elle sait répéter avant de retomber dans la prostration. Son visage est un masque de cire, pétrifié. Les larmes qui pourraient la soulager ne viennent pas. C’est terrible, ce sera pour plus tard.

 

 

Je tente de la consoler. Douleurs partagées : « le beau, le magnifique Serguei n’est plus. Elle a dit : « hélas je ne suis pas enceinte ! » Je comprends son regret : un bébé de Serguei eût été un souvenir merveilleux. Evidemment, c’est difficile d’élever un enfant dans ces conditions. Alors, il vaut mieux comme ça ! Le beau Serguei n’est plus et, désormais, il convient de lire le récit de sa vie à l’envers. Commencer par hier. Puis, avant. Et plus encore, remonter à la source, entendre son tout premier cri. Pour finalement accepter sans conditions, parce que la vie est ainsi.  Le beau, le magnifique Serguei n’est plus ! »

 

Je sens les cheveux de Camellia sur mon visage : « Pleure petite…nous sommes tous très malheureux…Je sais combien il t’a aimée ! ».

*

 

 

«C’est atroce, cette histoire ! Convient José »

–      Oui, c’est la scoumoune !  Ajoute Tania.

–      La suite a sûrement été aussi douloureuse à vivre ?

–      Si tu ne tombes pas de sommeil, je peux te raconter la suite !

–      Parle Tania, délivre – toi. Après, je pense que tu te sentiras mieux !

 

« Tu vois Tania, m’explique Katia, cette dure réalité m’envahit l’esprit, m’oblige à voir les choses en face. Le temps accepte le chagrin des hommes : le temps du deuil ; en réalité, il a déjà relancé l’inexorable décompte : la vie continue. L’être humain ne saurait l’influencer durablement ; alors faut-il, être raisonnable et accepter de jouer la partition qu’il lui propose.

–  Prenons un peu de café. La journée va être difficile. Il faut nous y préparer ! Suggère Milos.

–  Tu en prends aussi, Camellia ?

Elle répond par l’affirmative, en hochant seulement la tête : « on dirait qu’elle est devenue muette, à tout jamais ! »

 

La tasse de café tremble dans la main de Milos. Il est tendu comme un arc, prêt à se rompre ; il serre les dents à l’idée de se rendre au funérarium. Je sais ce qu’il pense : « Encore un SUCIC, c’est pas juste !  Dans cette affaire, personne n’est responsable ! C’est la faute à pas de chance ! L’arbre, le virage .l’arbre et le virage ? Et là, à cet endroit précis. La vitesse, l’impétuosité de Serguei. Oui sûrement. Mais si jeune, c’est injuste ! Et après ? Désormais, personne ne peut plus rien pour toi prince Serguei. Il faut que je t’achète une belle boîte pour y cacher ce qui reste de toi. Ta vie brisée, petit frère. »

 

                              *

 

« Huit heures du matin. Une pluie fine a succédé aux gros bouillons de l’orage, me dit Katia. Des bancs de brume cherchent à se former puis renoncent. Le jour, sans volonté, aimerait se soustraire à la brutale réalité : « il faut préparer le départ de Serguei ! » Et nous sommes tous les trois, en route vers les Pompes funèbres.

 

La circulation est assez intense en ce début de journée ou des milliers d’êtres humains vaquent à leurs occupations. Je ressens ce flot grouillant, indifférent à notre malheur, comme une agression.

Heureusement, nous trouvons une place de stationnement dés notre arrivée devant la morgue du Centre hospitalier, là où Serguei repose.

Il s’agit d’un bâtiment assez ancien. L’ensemble est vétuste, plutôt sinistre, malgré l’entretien régulier des lieux. Sur les murs beige- clair, assez neutres, la peinture s’écaille, tandis que de larges auréoles s’étalent sur un plafond défraîchi. Ici les effluves javellisés se disputent ceux de la mort.

 

Monsieur le responsable, lui aussi indéfinissable, porte une blouse blanche qu’il ne parviendra jamais à boutonner.

 

« Finalement c’est un brave homme ! Aimable, délicat, prévenant, toutes ces choses appréciées généralement qui m’agacent prodigieusement dans l’instant.  . C’est comme ça : voilà que ça me fait du bien de le détester. Tout au moins si ce n’est lui en tant que tel, ce qu’il est sensé représenter ! »

 

–      Il vaudrait mieux que ce soit Monsieur qui reconnaisse le corps…Vous êtes son frère n’est –ce pas ?

–      Je veux le revoir, moi aussi ! S’insurge Camellia.

–      Venez Madame, asseyez – vous, je vais vous expliquer. Vraiment, croyez-moi, il ne vaut mieux pas.

 

«Après une dizaine de secondes Milos réapparaît livide.

– Monsieur a raison articule péniblement Et puis il y aura l’autopsie. Demain. Alors, peut –être que… »

– Alors, quoi, Milos ? proteste Camellia.

– Ils vont lui faire une toilette, un embaumement, si tu préfères. Ils vont lui injecter un produit pour qu’il se conserve. C’est obligatoire pour passer la frontière. Alors, oui, après ces soins, sera – t –il présentable ? Mais pas…

– Mais, pas quoi Milos ?

– Pas reconnaissable ! Monsieur voudrait qu’on lui apporte une photographie et il fera de son mieux. Pas des miracles, évidemment !

– Serguei, mon amour ! Hurle Camellia avant de s’effondrer.

Le responsable des Pompes funèbres trouve les mots pour l’apaiser.

Quelques instants plus tard, nous quittons ce lieu sinistre où nous abandonnons notre cher Serguei.

Finalement, j’admets que j’ai été injuste envers cet homme qui s’est révélé correct et très efficace. Je lui en suis reconnaissante. »

 

*

 

« Nous partîmes en Yougoslavie. Milos apprécia l’attitude presque amicale du chauffeur des pompes funèbres. Plus tard, il s’en était ouvert : «. C’était, disait-il, comme si, par instant, j’avais occulté la mort de Serguei. Je vivais ces heures là, entre rêve et réalité. Par moments, j’étais le guide éclairé qui présentait son pays à un étranger, et j’en étais très fier. Emu de fouler encore la terre de ses ancêtres et terriblement malheureux d’y transporter la mort. Cette terre contient tout ce que je suis : ce que je fus -, autant que Serguei aura été – avec ces liens du sang, des diverses générations,

Le guide expliquant à sa manière, que l’amour de la patrie survole toujours les tragédies, et qu’il se nourrit à ses racines. A chaque croix plantée, nous embrassons davantage cette terre ! »

 

« Je me souviens parfaitement, ajoute Katia : « Le fait, qu’il admit cette évidence balayant le plus infime soupçon d’incohérence et d’injustice, l’apaisait, détendait son visage, adoucissait son regard. Il ressentait une infinie tendresse pour ce pays dont la sève riche et chaude brûlait dans ses propres veines. Oui, il m’entretenait de ses sentiments. Et je le rejoignais.

 

Katia s’exprime péniblement, comme un être harassé au terme d’un long périple et qui en accomplit laborieusement les derniers hectomètres Si, au moins, elle pouvait en prendre conscience : j’ai des scrupules à l’interrompre, alors que je suis moi – même à bout de forces. J’ose demander : « C’est difficile d’oublier, maman ? »

– Oui, ma fille. Très difficile.

– Et Camélia, qu’est-elle devenue ?

–      Nous l’avons perdue de vue.  Quelques années plus tard, j’ai appris qu’elle était sur le point de refaire sa vie.

–      C’est donc possible d’aimer à nouveau ?

–      Non, non, je pense que ça n’est pas possible. Je sais, ce à quoi tu fais allusion. Je t’en supplie, arrêtons – là pour ce soir !

 

« Des larmes roulent sur ses joues, « Pardonne – moi, maman ! Je ne voulais pas ! lui dis-je maladroitement »

–      Ce n’est rien ! Tu es que j’ai de plus cher au monde. Ma petite Tania. Laisse – moi t’endormir comme je le faisais avant.

–      Comment t’y prenais – tu ?

–      Je te berçais doucement en chantant de vieilles berceuses du folklore yougoslave, de celles que ma propre mère fredonnait.

 

Et Katia me chante doucement. Ces harmonies arrivent de loin et m’enveloppent paisiblement.Le sommeil s’insinue en moi, et Je m’éteins.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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