Tania et la malédiction – quatrième partie

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TANIA et la malédiction– 4

 

« Elle m’a demandé de lui pardonner : déprimée, elle vivait dans sa propre réalité, aveuglée par la douleur. »

 

Tania interrompt sa narration un instant car l’obscurité perfide lui vole les visages qu’elle évoquent ; ils surgissent  sans chronologie, s’attardent ou disparaissent très vite. Certes! Pas pour toujours : ils tapissent l’inconscient ;  alors, ces souvenirs peuvent devenir obsessionnels et nous dominer.

 

Elle s’apprête à reprendre son récit quand elle note que José respire profondément. L’instant d’après, il ronfle de bon cœur. Alors Tania se rapproche de lui jusqu’à frôler sa peau tiède. Elle se sent bien, accepte se s’abandonner au silence. Elle ferme les yeux, puis elle plonge à son tour.

 

*

 

José et Yvan, profitant d’un long week-end, ont entrepris une virée entre hommes dans le Queyras.

 

« Parfait !  Comme ça ils pourront philosopher tout leur soûl et avaler autant de kilomètres qu’il leur semblera bon ! Vingt cinq à trente kilomètres par jour tout de même.Ca creuse ça ! Alors, sans aucun doute, nos deux gourmands ne doivent pas se faire prier pour déguster la gratinée du soir. Sans parler du grignotage des noix et noisettes à la veillée. Yvan a toujours aimé discuter avec les habitants du village. Bref,il ne faut sûrement pas les bercer quand ils effectuent de telles virées. Enfin j’imagine ! Qu’en penses – tu Tania ?

– Pour sûr ! Ils sont solides mais il faut se les coltiner les bornes, jour après jour !

– Ils ont eu du flair, le beau temps est de la partie après une période assez médiocre. Prendrez – vous encore un peu de thé, Tania ?

– Merci beaucoup, ça ira. Vous êtes tellement gentille avec moi.

– On s’entend bien tous les deux, je crois.Ca aide ! Dit Julie émue.

– C’est vrai ! admet Tania partageant le même sentiment. Vous savez, Julie, voilà deux ou trois jours, José s’est confié m’expliquant sa haute estime pour vous et sa grande affection. Il m’a dit, Julie c’est quelqu’un de très bien, et plus encore que je ne l’ai pensé jusqu’ici !

– José a toujours été lyrique, c’est tout lui, peut-être en raison de son âme slave !

– D’accord, mais il a beaucoup insisté, vous savez ! C’était ce soir où vous l’avez déménagé !

– Oui, il a toujours été un peu excessif, mon cher petit José ! Vous a – t –il confié autre chose ?

– Non ! A la réflexion, il n’était pas dans son état habituel. J’ai cherché à savoir ce qui le bouleversait à ce point mais il a fui ma question. J’ai insisté et il a fini par m’avouer qu’il venait d’apprendre le prénom de sa vraie maman. J’ai pensé qu’il y avait de quoi être ému.

 

 

 

Tania tente de lire dans le cœur de Julie mais celle – ci garde parfaitement son sang – froid. Alors elle précise : «Une petite chose encore, José m’a annoncé que pour le reste tu te proposais de m’entretenir de l’affaire ! »

– Il a dit « l’affaire » ?

– Oui ! Comme j’avais déjà reçu tes confidences, je n’ai pas prolongé la conversation. Il en a conclu que c’était ok !

– Donc, il n’est pas au courant pour nous deux ? S’inquiète encore Julie.

– En général, je déteste le mensonge. Je me suis abstenue, rassure – toi ! Elle s’appelait Léna, n’est –ce pas ?

– Oui, Léna ! Ma petite sœur Léna ! Confirme Julie les larmes aux yeux.  Oui, il a appris. Tôt ou tard, les secrets n’en sont plus. Il a eu mal, n’est –ce pas, Tania ?

– Sûrement mais en même temps, il m’a donné l’impression d’être comme délivré. Enfin, Julie, c’est ce que je crois : nous n’en avons pas reparlé.

 

Julie se sert une nouvelle tasse de thé fumant. Tania observe de légers spasmes sur ses joues ; elle serre très fort les mâchoires, sa main tremble,  sûrement à cause du poids de la théière. Tania n’avait jamais remarqué combien les mains de Julie étaient fines et délicates. En l’observant,  elle ne peut s’empêcher d’imaginer Léna: « Léna… une femme magnifique ? Bien sûr, c’est le cœur qui parle et qui embellit peut – être ? Plus belle que Julie, Mon Dieu ? José a de qui tenir, ça explique la finesse de ses traits. »

 

Comme si Julie lisait  dans les pensées de Tania : « C’est fou ce que José lui ressemble. Hélas, il ne pourra jamais le vérifier…

– Ah bon ? S’étonne Tania.

– Léna a détruit toutes les photographies sur lesquelles elle apparaissait. Et je ne sais trop par quel stratagème, elle a aussi subtilisé celles que nous avions dans l’album de famille. Il a dû lui en falloir du temps pour parvenir à ce résultat sans éveiller nos soupçons.

– Elle avait prémédité sa fin ?

– Oh ! Durant des mois !

– C’est difficile à comprendre, Julie !

 

Julie repose sa tasse avec élégance puis se tournant vers Tania : « Plutôt que de longs discours, si tu veux, montons au grenier, je te montrerai la danseuse. A partir de là tu comprendras mieux ! »

 

Parvenues au sommet de l’escalier, Julie soulève la trappe : « C’est sinistre, n’est –ce pas ? Quand le temps est gris, on n’y voit rien ici, heureusement j’ai pris une torche ! Regarde seulement où tu mets les pieds ! Pourquoi amasse –t –on autant d’objets inutiles, je te le demande ? »

– Nous le faisons tous, je crois !

– Ce n’est pas facile d’abandonner les objets qui parlent à notre mémoire. C’est peut – être plus hypocrite encore de les déposer au rebus plutôt que de les enterrer définitivement. Certes ! Ce sont des petites choses insignifiantes, mais il n’empêche qu’elles atteignent notre cœur dés que nous daignons les retrouver. Ces jouets, par exemple, font revivre les cris de joie et l’émerveillement de nos enfants.

– C’est attendrissant, c’est vrai !

– On peut dire ça comme ça, Tania !

 

Julie et Tania enjambent quelques cartons ficelés pour accéder à la poutre : « Regarde Tania, ce coffret là – bas, celui que José a découvert, c’est tout ce qui me reste de Léna ! »

 

L’émotion brise sa voix, Julie sanglote. Tania la prend dans ses bras et l’embrasse tendrement.

 

La nuit est tombée tôt. Pointant le nez à la lucarne, un croissant de lune investit les toiles d’araignées, leur octroie l’éclat unique de ses effets spéciaux. Le toit émet de singuliers craquements.

 

Ici l’univers est insolite, muet, et à la fois criant de solitude. Là – bas, dans un recoin, à l’endroit où la pente du toit rejoint le plancher, quelqu’un froisse les feuillets d’un carton éventré. Un fantôme ?   Ou, plus vraisemblablement un rat rongeant la solitude du passé.

 

Julie se reprend, s’avance et atteint le coffret : « Ouvre – le Tania, ouvre-le s’il te plaît ! »

 

Quand Tania soulève le couvercle de la boite à musique, elle demeure stupéfaite : la danseuse en tutu s’élance dés les premières mesures jouées par un orchestre symphonique invisible.  Julie et Tania subjuguées par ce merveilleux spectacle suivent ses évolutions jusqu’au dernier pas, sur la dernière note.

 

– C’est ce qu’a découvert José ?

– Exactement ! Mais cela aussi !  Il faut que tu lises, insiste Julie en lui présentant le message qu’elle a extirpé du fond du couvercle.

– je connais cette écriture ! Oui, c’este celle de José !

– C’est juste, elle est identique à celle de Léna, confirme Julie.

 

Tania lit la lettre, la conserve dans ses mains après l’avoir soigneusement repliée : « Alors, songe – t-elle,  ce serait aussi facile que ça. On replie une vie en quatre et on oublie ? »

 

Finalement, elle se résout à rendre le papier à Julie : « C’est fou, n’est –ce pas ? Elle avait, pour elle – même, une exigence hors normes. A ce point, est-ce de la lucidité ? La vie ne l’avait pas épargnée. Dépressive, donc vulnérable, elle a pensé que vous feriez des parents idéaux pour José. Qu’il serait bien qu’il ignore les crimes sordides de son père, qu’il n’assiste pas aux crises de larmes quotidiennes de sa mère. Voilà ce qu’elle a pensé ! »

 

Julie opine du chef en écoutant les conclusions de Tania mais elle garde le silence. Alors Tania ajoute :

« Fallait que tu détruises cette lettre après l’avoir lue ? »

–  C’est tout ce qui me reste de Léna !

-Les secrets ont leur existence propre ; manifestement, ils sont voués à un long sommeil jusqu’au jour où on les réveille.

– Sûrement, Tania !

– Maintenant, je comprends mieux pourquoi José était si mal ce soir là !

 

*

 

Ils quittent le grenier sur la pointe des pieds. Julie replaçant trappe délicatement comme si elle avait fermé  un tabernacle.

 

En retrouvant l’ambiance douillette du living, Tania a le sentiment d’avoir vécu un cauchemar. Les deux femmes s’assoient dans des fauteuils confortables en vis-à-vis. chacune de son côté tente de remettre de l’ordre dans ses idées.

 

C’est Julie qui, la première, reprend la conversation : « La vie est une vraie loterie, n’est – ce pas Tania ? »

– Oui, c’est un peu cela, une loterie dont la souscription obligatoire !

– Pour quelques uns , une sorte de jeu de hasard, très dangereux, regrette Julie, comme la roulette russe. On appuie sur détente. A chaque clic on gagne aux prix de risques fous. Parfois la balle nous explose d’entrée.

– Oui, pour Léna, tout a marché de travers. Ecrit d’avance ? Longtemps nous avons cherché ce que nous avions omis de faire, qui eût pu l’aider à s’en sortir.

– Comment a t – elle mis fin à ses jours ?

– Alors qu’elle séjournait en semi – liberté à l’hôpital psychiatrique, elle s’est enfuie pour aller se jeter dans l’Isère. Emporté par le courant, son corps a été retrouvé environ trois mois plus tard, il avait été retenu par des branchages sous l’eau prés de trente kilomètres d’ici.

 

Julie ferme les yeux, grimace, porte les mains à la bouche en proie à la nausée. Elle ajoute : « Nos parents sont décédés, il y a bien longtemps. Je suis sœur, et donc sa plus proche parente et il m’a fallu reconnaître sa dépouille. Pardonne – moi, Tania, ce souvenir m’indispose  ! »

– Et son père ?

– Un dénommé Samir, nous ne l’avons jamais rencontré. Je ne pourrais pas t’expliquer qui il était vraiment ni à quoi il ressemblait. Il a commis de actes monstrueux. Arrêté,  Il s’est pendu dans sa cellule. Tu vois, Tania, je préfère oublier ça ! Dieu seul le jugera désormais !

– José voudra peut –être en savoir davantage ?

– Je ne le pense pas Tania. Il en a appris suffisamment, je pense. Je suis sa mère et je peux prévoir ses réactions. Enfin, je le crois. Concernant sa maman, ce fut différent, il a appris où et comment a débuté sa vie. Léna l’a délivré. Comme si, le seul fait d’avoir prononcé son prénom lui avait redonné la vie Evidemment ça ne résoudra pas tout, j’en suis bien d’accord !

– Nous serons deux pour l’aider, Julie !

– N’oubliez pas Yvan ! Yvan est un père admirable. Il n’a pas hésité un seul instant quand ces évènements se sont produits. Question loterie, tu vois, moi j’ai eu de la chance car Yvan est un homme admirable. José et Marthe représentent ce que nous avons de plus cher au monde,  un enfant vaut tout l’or du monde, vous comprenez Tania ? Un jour tu sauras cela.

 

Cette dernière remarque a pour effet d’empourprer violemment le visage de Tania. Ca n’échappe pas à Julie qui s’inquiète : « T’ai – je blessée ? Il faut me le dire Tania,je suis si maladroite parfois. »

– Non, mais…, tergiverse Tania embarrassée.

– Mais quoi ? Allons, tu peux tout me confier, je t’assure, sois sans crainte !

– Merci Julie. C’est vrai que j’ai un problème avec ma conscience !

– Ca ne doit pas être bien grave ?

– Je ne sais pas. Voilà, j’ai été victime de malaise en plein centre ville, le jour où José est allé chez vous pour prendre récupérer ses affaires. Apprenant ce qu’il ce qu’il venait de découvrir, comment aurais – je su lui expliquer que j’avais été admise aux urgences.

– Je comprends ta réaction, Tania. Que t’est –il arrivé ?

– Un évanouissement un simple évanouissement. Et bien sûr, inévitablement les témoins ont appelé le SAMU…

– Que t’a dit le médecin ?

– Pas grand chose Il m’a juste suggéré de voir mon médecin traitant pour faire le point avec lui au vu d’une prise de sang.

– Serais – tu enceinte ? demande Julie qui ne peut cacher son anxiété.

– Figure – toi qu’à l’hôpital, ils ont plaisanté sur ça ! C’est vrai qu’il faudrait que je fasse ces analyses ? En même temps j’ai une trouille pas possible. José voulait qu’on prenne des précautions…Au fond j’ai peur, Julie …Et maintenant qu’il a appris concernant ses parents …

– Bien sûr, ça serait précipité ! Mais laisse – moi t’apprendre une chose : Je me suis informée la semaine dernière auprès d’un grand professeur parce que tout ça me préoccupait également. Comme je l’ai expliqué à José…l’hérédité n’est pas systématique. Alors, arrête de te tracasser, n’en fais pas une obsession.

Tania émue se jette dans les bras de Julie qui ne se refuse pas. «Julie, tu es une mère pour moi ! »

– C’est vrai ! Alors ça doit être une vocation, plaisante Tania. Puis dans la foulée : « Allons voir ta chambre. Cette nuit tu dormiras dans le lit de José ! Quel destin singulier, vous deux ! J’aimerais que tu me racontes pour toi, enfin si ça ne t’ennuie pas ?

– José ne vous pas expliqué ?

– Oh si peu ! Il a d’autres soucis en tête, il est très amoureux de toi. Tu veux bien te confier ?

– Oui, volontiers Julie, quand veux- tu ?

– Ce soir pourquoi pas ?

– D’accord ! Merci encore pour cette nouvelle rassurante. Nous pourrons donc vivre normalement, fonder une famille ! Ca me rend folle de joie mais pour être certaine de ne plus connaître le malheur, il faut que j’aille à Sabac en Yougoslavie. Au village de mes parents vit une vieille tante qui a toujours voué une haine terrible à l’égard de ma mère. Ce soir je te parlerai de cette folle qui pactise avec les démons. Katia m’a appris qu’elle nous aurait jeté un sort ?

– Un sort ?

– Oui, une malédiction ! C’est promis, Julie, ce soir au coin du feu, je te raconterai.

 

*

 

Le lendemain.

 

Julie a déposé Tania à l’aéroport de Genève à Belgrade. Celle- ci en a terminé avec les formalités d’embarquement et elle escalade la passerelle d’un pas décidé.

 

Tania s’installe confortablement à sa place réservée sur un vol dela Swissair. Parle haut-parleur, le commandant de bord fait les recommandations d’usage, le sifflement des réacteurs s’intensifie, puis  le grand oiseau s’élance à toute vitesse sur la piste. Durant quelques secondes, il donne l’impression de tanguer puis une puissante poussée propulse l’avion qui s’élève, s’éloignant du sol  dans un vrombissement impressionnant.

Au terme d’un long virage qui plaque Tania sur son siège, l’avion se stabilise, et semble glisser maintenant dans les airs.

 

*

 

Hier soir, Tania s’est confiée à Julie. Perplexe quant à cette histoire de malédiction, elle, si pragmatique d’ordinaire, admit que certains pouvaient avoir des pouvoirs maléfiques sur autrui. « Si vous pouviez la convaincre de supprimer le mauvais sort. Alors oui, Tania chérie. Courez vite ! »

– José en sait moins que vous, Julie, comment prendra – t –il ce départ précipité ? Et puis, il m’est impossible de me rendre à SABAC, je ne pourrai pas payer ce voyage.

– Ecoutez, mon petit, il faut prendre les choses dans l’ordre suivant leur importance.

 

Julie avait réfléchi rapidement. Son visage s’était détendu tandis qu’elle observait Tania avec une infinie tendresse.

Elle commença à exposer ses vues : « Je me charge de José et Yvan. Dés demain matin alors qu’ils seront déjà en route sur les sentiers escarpés du Queyras »

– Comment, que veux – tu dire Julie ?

– Oui, je leur téléphone pour leur accorder quatre jours de vacances supplémentaires. Je vais prétexter que nous avons-nous – mêmes pris la route pour une petite escapade. Je préciserai que nous serons injoignables.

-Ne vont –ils pas être inquiets ?

– Oh non, Tania ! Ils ont l’habitude. Et puis de nous imaginer ensemble…ils se réjouiront de notre entente, je les connais bien, tu sais !

– Est –ce bien honnête de leur cacher la vérité, Julie ?

– Parfois, c’est nécessaire ! En l’occurrence   c’est une affaire d’Etat, voilà c’est ça, nous invoquerons la raison d’Etat !

 

Julie avait souri affichant un air malicieux et entendu tandis qu’elle réfléchissait. Puis soudain : « C’est pas le tout ! Il faut retenir une place sur le prochain vol ! »

– Tout cela coûte cher, Julie ! Je ne peux pas !

Elle ouvrit le PC et retint mon billet par Internet. Je protestai mais elle stoppa mon élan : « On ne discute pas. Moi aussi, je veux que tout cela cesse. Vous méritez d’être heureux, vous deux ! »

 

*

 

Le ciel est limpide. Assis prés du hublot Tania observe des lambeaux de stratus d’un blanc laiteux qui accrochent les grandes ailes de l’appareil. Bien que le voyage de Genève à Belgrade soit de courte durée, l’hôtesse vigilante passe et repasse dans l’allée, prête à répondre au moindre désir des passagers, leur proposant boissons fraîches, croissants, cafés ou chocolats.

 

En bas, très loin, là où les paysages n’avancent guère, vus de tellement haut, Tania distingue d’immenses plaines avec leurs parcelles cultivables parfaitement délimitées : « Grande et belle Yougoslavie. Tu m’étonnes autant que tu me hantes. Je viens à toi comme on approche une âme. Dis – moi que vous comprendrez mon langage ? N’ai –je pas ta sève dans mes veines ? »

 

                             *

 

 

« Je n’ai pas eu le loisir de rajouter quoi que ce soit. Julie m’a prise dans ses bras pour me dire d’une voix émue : « Je t’aime ma fille, tu me permets ? »

Agréablement surprise et débordée par les initiatives de Julie, j’ai acquiescé en hochant simplement la tête car j’étais bien incapable de prononcer le moindre mot.

Julie a ajouté sur le même ton très affectueux : « L’argent, l’argent ! Plus tard quand tu en gagneras, tu penseras, je l’espère, à m’offrir quelques jolis bouquets ! Alors n’en parlons plus, d’accord ? »

 

Julie est comme ça : plutôt entière et dirigiste, puis surprenante de douceur et de générosité : « La vie ne l’a- telle pas façonnée ainsi ?  Cela explique sûrement sa manière personnelle de faire face. Une battante au cœur d’or ! »

 

*

 

L’avion amorce la descente par paliers. Le comandant de bord demande aux passagers de boucler leur ceinture. L’atterrissage est retardé pour cause de trafic important.

 

Ils tournent durant prés de dix minutes avant d’obtenir l’autorisation de se poser. Les virages incessants accompagnés de trous d’air donnent mal au cœur et Tania supporte mal cette longue attente dans le ciel de Belgrade. C’est avec un immense soulagement qu’elle ressent la légère secousse du train d’atterrissage quand il touche la piste.

 

Au moment où elle va fouler le sol dela Yougoslavie, Tania est partagée : sentimentalement, c’est la terre des SUCIC, des MANKIEVIC et, par ailleurs, comment oublierait –elle qu’elle est arrivée jusqu’ici avec un but bien précis en tête ?

 

Dés qu’elle quittera l’enceinte de l’Aéroport, elle prendra sans tarder la direction de SABAC. « Il est impératif que je revoie avant sa mort  cette vieille sorcière car elle n’est plus toute jeune ! »

 

*

 

La journée s’annonce très intéressante : le soleil s’ouvre là haut sur les crêtes tel un extraordinaire bourgeon déployant ses pétales naissants. A peine les discerne – t-on, pourtant ils éclatent déjà, dans un scintillement vif argent affleurant la cime enneigée des monts alentour.

– Bien dormi fiston ? S’enquiert Yvan en accueillant José qui le rejoint pour le petit déjeuner.

– Dur, dur, répond José en baillant.

– Regarde par la fenêtre, c’est magnifique, non ? Ca devrait te donner des ailes !

– Des ailes, oui, je voudrais bien. Je rêve d’être comme ces choucas qui plongent dans le vide pour prendre leur élan et qui se redressent vivement pour atteindre avec une aisance peu commune le sommet convoité !

– Le rêve d’Icare. Mais ta nuit est terminée, mon vieux ! Mais si tu as envie de couper un peu tes efforts, nous pouvons opter pour un parcours plus court !

– Voilà, Yvan, je suis entièrement d’accord pour ce plan ! Une ballade pépére, dans  le style randos avec  club des toujours jeunes !

– Quand je t’observe, moi qui te revois encore bébé, je constate qu’en effet tu as pris prématurément un sacré coup de vieux ! Soit, je vais te ménager. Nous ne ferons pas plus dix kilomètres, aujourd’hui. Avec une gentille pause casse – croûte, cela te va ?

– Oui ! Pour ça, je suis partant !

– En attendant prends tout de même des forces ! Cette confiture de myrtilles et les croissants au beurre vont te mettre en jambes. Tu n’oublieras pas d’emporter deux pellicules photos car avec un tel éclairage nous allons produire des œuvres d’art !

 

José trouve Yvan très enjoué. Trop, peut –être. C’est sûrement son truc pour éviter d’accorder trop d’importance aux broutilles : « Comme tous les grands optimistes, il étouffe ses appréhensions.»

 

 

 

Il s’est resservi un peu de café qu’il déguste lentement et en silence ; ses réflexions l’emportent là – haut où son regard se pose, dans la profondeur infinie et immaculée d’un névé. La beauté suggère l’éternité. Plus bas, il imagine la fonte des glaciers, les chutes et les cascades de l’eau ; puis, plus prés, libéré par d’impétueux torrents, ce léger clapotis qu’il lui semble percevoir dans le chant étrange d’un ruisselet. »

 

Yvan repose sa tasse. José découvre un sourire malicieux au coin de ses lèvres, il sait qu’il va parler : « Au fait, nos femmes s’accordent du bon temps !

– Tu en ris, mais en réalité, est – ce que ça ne            t’ennuie pas un peu ?

– Pas du tout José. Franchement, ça me réjouit de voir qu’elles s’entendent aussi bien. Et puis, vois- tu, Marthe est loin, elle lui manque énormément. Le téléphone, ça ne suffit pas. J’ai l’impression que Julie prend Tania sous son aile ?

– J’espère qu’elle me la rendra ! Blague José.

 

– Julie t’adore…Elle ne souhaite que ton bonheur ; Non, cette escapade ne m’étonne pas, Julie a toujours préservé son indépendance.Ca lui permet de se ressourcer, c’est ce qu’elle dit. Mais, au fait, et si nous y allions bonhomme, qu’en penses- tu ?

 

Comme d’habitude, le cuistot leur a préparé le repas froid du déjeuner, plus quelques fruits secs et un thermos de café. « Méfiez – vous, dit l’homme qui connaît bien la montagne, le vent n’est pas au beau, ça ne tiendra pas toute la journée ! Sur le tard, vous risquez de trouver des conditions météo venteuses, fraîches, et humides. Ne vous laissez pas piéger en altitude ! »

– Merci de nous prévenir ! Mais aujourd’hui, nous nous allons jouer les touristes !

– Je vois que les mollets deviennent durs ! Ironise le cuistot.

– Pas vraiment, nous faisons relâche car nous resterons quatre jours de plus, et donc il faut ménager les montures ! Précise Yvan.

– C’est vrai, aujourd’hui, excursion et photos ! confirme José.

– Très bien je vous souhaite une excellente ballade. Ce soir vous aurez droit à une tartiflette. Vous n’avez rien contre ?

– Ca sera parfait ! répondent – t-ils en chœur.

 

*

 

Sur la route départementale José et Yvan ont trouvé sur la carte I.G.N., un chemin vicinal à emprunter avec prudence, pour atteindre ce lieu – dit qui débouche sur un panorama grandiose.

 

« La Louria » s’inscrit précisément où s’arrête la forêt et où s’impose le domaine minéral. C’est un site assez peu connu, une vire sécurisée par un parapet que les intempéries ont rongé assidûment.

 

A leur arrivée, Yvan et José, restent béats d’admiration. Sans conteste, c’est un endroit où il fait bon s’attarder, et on a été bien inspiré d’installer ici deux bancs de pierre pour s’y reposer ou encore pour méditer à loisir.

 

Ils se délestent de leur sac à dos, s’assoient et se fondent dans l’atmosphère féerique ;  l’un et l’autre  vivent un état de grâce, à lui seul une prière ; l’une de celles qui troublent les agnostiques eux – mêmes.

 

«   Les éléments de l’univers recréent l’harmonie après les chaos géologiques, les irruptions volcaniques et bien d’autres soubresauts de la nature. Le Divin pourrait très bien n’être, en substance, que cette formidable énergie dominante qui façonne le tout à l’infini avec un art jamais consommé. » Yvan, le premier, se sent emporté par ce sentiment ; cependant, plutôt cartésien, il n’en est que plus troublé. Il lève les yeux à le cime, jusqu’au manteau neigeux d’un blanc céruléen que rabote le vent d’altitude ; un voile, de paillettes et de cristaux se forment : « Tu as vu le sommet, c’est superbe n’est –ce pas ? »

– Ca souffle ! Il ne doit pas faire bien chaud là- haut ? Note simplement José.

– C’est vrai ! L’émotion passée, on se dit que cette beauté  là est froide, dépouillée même, …vide aussi !

– Et cependant elle nous attire, nous capture presque. Tu as raison Yvan le vide nous attire.

– Comme si l’intensité des émotions que nous ressentons, serait égale à la profondeur que nous – mêmes accordons au vide, de même  qu’à tous ses possibles, c’est à dire la résonance entre les sons, les couleurs, les distances, et les durées.

– Avons – nous tous rendez – vous avec le vide, Yvan ?

– A des degrés différents, car nous ne sommes pas tous faits du même bois. Mais oui, dans notre quête d’absolu, par exemple.

– Un vide assez grand pour y rencontrer sans cesse le bonheur ?

– Oui, un espace de liberté entre l’alpha et l’oméga. Un espace que nous créons, définissons, et redéfinissons nous – mêmes !

– Je comprends Yvan, j’ai le mien !

–  Jardin secret ou désert blanc ? Un espace  pour tracer les chemins de notre espérance en l’amour

–  Et l’envie de planter un arbre là où il n’y a rien !

– Explique – toi, José ? Insiste Yvan intéressé.

– Si  tu savais comme j’ai pu côtoyer le vide toutes ces dernières années !

Maintenant, il me suffit d’évoquer Léna pour que le sang bouillonne dans mes veines !

– Je suis heureux pour toi, José ! Si tu n’as appris cela plus tôt, c’est que nous avions la promesse à tenir ! Léna était belle, si tu savais…

– Julie m’a dit. Hélas, je chercherai  en vain son visage. Tu sais qu’elle a détruit toutes les photographies la concernant. Anéantie, j’imagine, désespérée, maman s’est couchée sur un de ces mirages trompeurs dans son désert !

– Elle t’a donné l’essentiel, José, la vie !

– D’accord ! Mais pourquoi n’est –elle pas restée ?

– Veux – tu ton sandwich, José ? demande Yvan : histoire de faire baisser la tension.

– Et toi ?

– Oui, moi, je mangerai bien un morceau, j’ai l’estomac vide !

Yvan organise l’ arrêt- buffet improvisé en silence. Enfin, il décide de poursuivre

– Au fond, José, Léna sera un sentiment très vif en toi…Elle vivra à travers toi !

 

Yvan tend le sandwich, porte à nouveau son regard à la cime où le vent souffle toujours en soulevant des gerbes de cristaux argentés.

 

José croque le pain frais en silence. La dernière phrase d’Yvan s’imprime – t –elle en lui, à son insu ?

 

Yvan dit encore entre deux bouchées : « Ca continue à souffler là – haut ! Certains sont attirés par ses sommets, quelques uns y vont à leurs risques et périls. Que cherchent –ils ? Ca dépasse parfois notre entendement, mais la raison n’a rien à voir dans tout ça, ces gens là sont mus par un fort sentiment… quelque chose à combler, je suppose ! »

José, à son tour : « Ne te fatigue pas, je vois ! »

 

Yvan sort la gourde, avale deux lampées, et la propose à José qui boit à son tour. José dit : « Merci !

– Il n’y a pas de quoi !

– Si justement ! Longtemps je vous en ai voulu secrètement. Aujourd’hui, je sais ! Et je peux mesurer l’amour que nous avons partagé, cette souffrance que vous avez endurée dans l’ombre sans jamais rien laisser paraître, simplement parce que Léna avait souhaité qu’il en fût ainsi !

– Ce n’est pas extraordinaire, José !

– Si, papa ! Vous avez été Julie et toi des parents formidables !

– il y avait longtemps que tu me m’appelais plus comme ça, remarque Yvan très ému.

-Tu l’as toujours été pour moi, Yvan !

 

Un court instant, ils s’étreignent. Puis Yvan, visiblement troublé, demande un peu vivement : « Est – ce que nous n’avions pas prévu de prendre quelques vues ! C’est le moment ou jamais car le temps est en train de changer ! »

– Ah oui, qu’est – ce qui te fait dire ça ?

– Mes rhumatismes, voyons !

– Pauvre vieux ! Plaisante José qui cherche l’appareil photo dans le sac à dos.

 

 

*

 

C’est en taxi que Tania traverse SABAC, ville située sur la rive droite dela Save. Auquinzième siècle, les Turcs, au temps de MHEMET II, s’y étaient basés pour s’en aller conquérirla Croatie.

« Toutes les terres du monde sont gorgées du sang des hommes. L’histoire de l’humanité a toujours été tragique. Ici, comme ailleurs. Comment en serait –il autrement demain ? s’interroge, Tania. »

 

– Je vous dépose où, mademoiselle ?

– Prenez ce boulevard sur votre droite, sortez de la ville ! C’est au prochain village !

 

Quelques minutes plus tard, le taxi stoppe. Tania saisit son bagage à main, descend du véhicule, paie l’homme, lui laisse un pourboire qui semble le surprendre ; finalement il l’accepte, se répand en mille remerciements, puis il s’éloigne en arborant un large sourire.

 

Tania enfouit sa main dans la poche de son manteau ; elle en retire un foulard aussi noir que les vêtements qu’elle porte pour la circonstance. Après l’avoir noué suivant la tradition, elle s’engage dans le hameau. « La terre des SUCIC. »

 

Elle n’a pas encore croisé âme qui vive sur ce chemin qui l’a conduite jusqu’à l’église. « Vais – je m’arrêter ici ? Pourquoi faire ? »

 

Une force invisible a tôt fait de balayer ses hésitations. Tania pousse la lourde porte du sanctuaire, avance de deux pas à l’intérieur, scrute les lieux comme si quelqu’un l’aurait attendue ici.

 

Soudain, elle sursaute : la porte s’est refermée bruyamment dans son dos, un bruit semblable à un grondement de tonnerre envahit l’édifice sacré : « Pure coïncidence ? Suis-je indésirable ici ? Le diable pourrait-il comploter avec le divin, c’est un rusé. Certains disent qu’il peut en prendre l’apparence. L’apparence, c’est bien ça le diable ! A qui se fier donc ? »

 

Tania se précipite jusqu’à cet immense chandelier jouxtant un présentoir de cierges. Elle cherche dans son porte – monnaie une pièce qu’elle jette dans le tronc.

 

Sans tarder, elle en choisit un qu’elle allume à la flamme d’un autre d’autres ; le fixant intensément, elle le tient en main comme au jour des obsèques de Milos. Alors, surviennent du fond de sa mémoire  les chants polyphoniques vibrants et pathétiques,  entonnés par des voix mâles profondes et graves, qui accompagnèrent  cette cérémonie. Elle les reconnaît : ce sont exactement les mêmes.

Les yeux de Tania larmoient, aveuglés par la flamme de la bougie qui se contorsionne dans la pénombre ;  après toutes ses années passées, la lumière restitue étonnamment le souvenir en ranimant l’émotion des sentiments intactes.

 

« Je ne serais donc jamais consolée, pense-t-elle. Pourquoi viens – tu encore, Milos,  avec ton beau sourire mélancolique ? Tu dis que je t’ai appelé de tous mes vœux ?

Reposes en paix, Milos, pardon d’avoir troublé ton repos éternel ! »

 

Tania se répand encore en excuses, repose son cierge d’une main fébrile  sur le chandelier et quitte précipitamment les lieux. En sortant, elle croise une vieille dame de noir vêtue, coiffée du traditionnel foulard, qui escalade les marches jusqu’au parvis de l’Eglise.

Une vieille dame portant comme beaucoup ici les vêtements austères d’un deuil permanent : la perte d’êtres chers, entretenue de génération en génération ; quand l’un finit un autre le remplace et les pleurs n’en finissent jamais.

 

Tania a gardé cette image en tête : des femmes éreintées traînant les pieds, alourdies par trop de souffrances ; des rides profondes barrant leur front comme les stigmates de longues tragédies : belles moissons que la  grande faux a couchées trop tôt. Aujourd’hui, les vieilles ne sont plus pressées : elles vont, dans un sens et dans l’autre, sans bousculer le temps.

 

« Pardon Madame, la famille SUCIC, s’il vous plaît ? l’ interpelle Tania.

– SUCIC, SUCIC, mais bien sûr !

Ses sourcils se soulèvent tandis qu’elle considère la jeune étrangère, puis bien consciente qu’elle ne pourra pas communiquer avec elle dans sa langue, la vielle dame indique par signes une direction. Puis, sans daigner sourire, elle gagne le porche comme si elle s’enfuyait.

 

Ce dialogue de sourds suffit à Tania qui entreprend de suivre le tracé qu’a dessiné cette main noueuse : « Ces explications sont assez floues, mais j’ai une langue. Après tout, il me suffira de redemander en chemin. SUCIC, ce nom est un sésame ! »

 

Tandis qu’elle pénètre dans le hameau, Tania s’étonne : «   Nous sommes au milieu de la matinée et les lieux sont, anormalement calmes. Les gens n’ont quand même pas tous fui la campagne pour la ville ? Pourquoi n’y a-t-il pas de la volaille dans les cours, des chiens  et des chats,… ce n’est quand même pas l’heure d’une sieste générale ! La vieille, que j’ai entrevue, serait – elle la dernière survivante ? »

 

Elle ressent une sensation particulière tandis qu’elle emprunte ces portions de rues désertées : « Il m’arrive tant de problèmes ces temps – ci ? Des malaises, par exemple. Alors pourquoi pas des hallucinations ? Il vaudrait peut – être mieux que je parte sur le champ retrouver la petite vieille ? »

 

Par ailleurs, à sa dernière visite, Tania n’était alors qu’une enfant. Comment se souviendrait –t –elle ? « Cette fois, je n’ai plus de repères, comment vais – je m’en sortir ? »  Se désespère – t –elle.

 

Elle demeure immobile, plantée au beau milieu de la chaussée, pétrifiée, à l’instar de ses demeures alourdies de leurs pierres centenaires et du silence ; ainsi présenté dans un arrêt sur image ce décor s’installe de façon surprenante : lugubre, imprégné de solitude, presque irréel : « Katia a eu raison de ne pas revenir vivre ici !»

 

Soudain Tania découvre sur l’asphalte une ombre s’allongeant qui s’approche d’elle; stupéfaite, elle reste interdite durant deux ou trois secondes. Mystérieusement l’ombre se coule dans la sienne, et à cet instant une voix l’interpelle sèchement : « Toi, tu es Tania ! Tania SUCIC ! Ca fait un bail que je t’attends ! »

Ah !  Comment savez – vous ? répond Tania, en se tournant vivement.  Dans le même temps elle comprend qu’elle a devant elle celle qu’elle espérait trouver : « pas d’erreur possible, ce visage possède les traits des SUCIC. »

 

– Comment pourrais – je me tromper, dis – moi ? Tu lui ressembles tellement…

– A qui donc ?

– Katia, voyons. La jolie Katia, trop belle Katia ! Répète l’ombre comme en une litanie.

 

Sentant poindre une pointe d’ironie malveillante, Tania la stoppe à son tour :

« Pardonnez mon étonnement, Madame, mais qui êtes – vous donc ?

-C’est vrai ! Nous n’avons pas fait connaissance. Je suis la sœur du regretté Miraël ! Evidemment, tu ne peux pas te souvenir de moi. Je t’ai vue une seule fois le jour de l’enterrement de mon neveu Milos ! précise l’ombre sur un ton acerbe.

 

Et Tania découvre le visage de l’ombre et ce regard aigu dont elle se souvient maintenant : « Katia m’avait fait part de leurs relations difficiles ! C’est bien elle. J’arrive, je la cherche, et je me perds. Et, comme par hasard, la voilà sur mes pas. Etrange tout de même. »

 

– Allez, viens, suis – moi. Je t’attends depuis longtemps, rentre dans mon humble demeure. Je t’offre un café. A moins que tu aies peur que je ne t’empoisonne !

 

L’ombre s’efface ,Tania lui emboîte le pas de la vieille : elle n’est rien de plus qu’une de ses mémoires antiques, coiffée du même foulard et vêtue – comme toutes les autres femmes du village – de l’habit élimé du deuil éternel.

 

« Ne fais pas attention, dit-elle, ce n’est pas moderne ici. En France, c’est différent. Tout est différent. Allez, assieds – toi ! »

– Vous parlez un excellent français, je ne savais pas !

– Oh ! Enfin, n’exagérons rien.

– Si vraiment ! Insiste Tania.

– Ne le sais – tu pas ? J’ai vécu en France durant quelques années, puis j’ai décidé de rentrer au pays, je n’avais pas envie de perdre mon âme !

 

En prononçant ses derniers mots son visage s’est crispé, accentuant encore les rides de son visage basané.

 

Elle se dirige vers le poêle préparer le café et ajoute sans la regarder : « En fait, tu ne connais rien de moi, petite ? »

– Ho si ! Katia m’a expliqué, vous savez.

 

« Tic tac ! » Accroché au mur, un vieux coucou en bois, de fabrication artisanale, aux couleurs chamarrées, détaille le silence.

 

« Il me semble que c’était hier, dit son hôte, on craint d’oublier alors que les souvenirs ne s’épuisent jamais : il suffit de remonter le poids des choses, pour qu’elles revivent après des jours, des années, des siècles, redevenant actuelles. »

Dans cette vieille bicoque au milieu d’un vieux village, une vielle dame malmène sa vieille cafetière sur les ronds du feu.

 

Le coucou s’égosille : une nouvelle heure commence. Ludmilla verse le café fumant dans les petites tasses en porcelaine. « Donc Katia t’a expliqué ? »

– Oui !  Répond Tania, à nouveau prise de court.

– Expliquez quoi ? que je suis une sorcière… C’est cela, n’est – ce pas ? Insiste- t elle encore.

– Non, pas exactement ! dit prudemment Tania,  soudain mal à l’aise, relevant de l’amertume dans cette question.

– Ne te fatigue pas, elle avait de bonnes raisons de ne pas m’aimer. C’est vrai, je ne pardonne pas facilement. Bon, que sais – tu exactement ?

– Tout !

– Ah ! Voilà sûrement pourquoi je t’ai attendue, murmure la vieille dame.

– Vous m’attendiez ? C’est étrange…

– C’est vrai ! Moi – même, j’ai mis beaucoup de temps à accepter ces communications mystérieuses avec l’au – delà.

– L’au – delà, vous voulez dire le ciel ? demande Tania.

– Quelque chose de cet ordre là : le ciel contientla Lumièreet les Ténèbres. Voilà d’où me viennent mes informations…

– Ainsi vous pouvez aussi vous adresser à l’un ou à l’autre ?

– Leurs pouvoirs sont différents, mais oui ! Quoi que je fasse, l’un et l’autre influent sur mes sentiments. Et je peux suis tantôt démoniaque, tantôt angélique !  Conclut-t – elle en serrant ses doigts noueux, pris de tremblements.

– Je vois ! lâche Tania sottement.

– Il faut que je me délivre, petite, c’est l’heure. Demain, ce sera trop tard ! dit la vieille en haussant les épaules !

– Trop tard ?

– Oui, trop tard… ou trop tôt…A mon âge, puisqu’il faut un jour quitter la vie.

Tania l’observe en silence : elle veut la contraindre à se livrer davantage.

 

La vieille fixe le sol comme s’il aurait pu, à un moment ou à un autre,  s’ouvrir sous elle et l’ensevelir dans ses entrailles : « Demain peut –être, petite, je serai morte ! »

– Ne dites pas de sottises, Madame !

– Appelle- moi Ludmilla, veux – tu ? Et n’aies pas autant d’égards envers moi. C’est la vie !

– Si vous voulez Ludmilla ! Acquiesce Tania, se gardant bien de reprendre la conversation à son compte.

 

La vieille dame soupire, plonge son regard dans celui de Tania surprise du changement profond qu’il lui inspire : « Tout à l’heure, une ombre glaciale aux propos venimeux, et elle me témoigne maintenant de l’intérêt. Oui, de la tendresse aussi. L’angélique Ludmilla sourit de la même façon que Milos…incroyable ressemblance. Pour un peu je lui sauterai au cou. Mais non, c’est impossible, on ne peut pas agir comme ça avec son bourreau ! »

 

– Alors tu sais ? Demande Ludmilla brusquement.

– Oui !

– Et alors ?

– C’est vous qui souhaitiez vous délivrer, m’avez – vous dit, il y a deux minutes!

– Oui, je me disperse parfois ! C’est l’âge, excuse – moi !

 

Elle toussote pour s’éclaircir la voix avant de poursuivre : « Donc, petite, toutes ces années, j’ai ruminé l’amertume et la haine. J’ai demandé aux démons de tourmenter votre famille. Ils sont allés plus loin que je ne l’avais imaginé. J’en fus bouleversée mais je n’ai jamais osé contrarier leurs plans. »

– Je ne vous comprends pas Ludmilla, pourquoi avoir jeté ce sort contre notre famille ? N’est – elle pas aussi celle de MIRAEL, votre frère ?

– L’enfer ne fait pas de détails, semble – t –il : la malédiction est sans limites. On ne devrait jamais faire appel aux esprits pour accomplir notre vengeance, car alors ils nous occupent entièrement l’ âme, la dominent, lui interdisent toutes velléités d’indulgence, révisions de jugement, ou réconciliations.

– C’est terrible Ludmilla ! S’insurge Tania, MIRAEL aurait été furieux !

-C’est exact ! Chaque fois que je me rends sur sa tombe…

– Et bien ?

– Et bien, je l’entends enrager. Il a des mots durs comme «  Sois maudite vieille sorcière, tu as fait assez de mal ! »

– Et que lui répondez – vous ?

– Rien, petite, je m’enfuis. Puis j’oublie et l’envie me prend d’y retourner. Et je fuis à nouveau avec ma mauvaise conscience. Tu comprends, j’adorais MIRAEL. j’ai beaucoup pleuré lorsqu’il a décidé de rester en France alors que j’étais rentrée au village. Par la suite Je n’ai jamais pu trouver un prétendant valable : personne n’arrivait à la cheville de MIRAEL.  Je fus jalouse de Sylvia quand il l’épousa. Ensuite, Milos est venue au monde et je l’aimais comme s’il avait été mon propre fils. Plus tard, Je me suis réjouie quand il rencontra Katia : elle était la femme qu’il lui fallait. Il a fallu cet incident fâcheux à la frontière…

La suite, la raison de ma haine, tu la connais. Aujourd’hui, je t’en demande pardon Tania. Pardon pour tout ce gâchis !

–        Pardon oui, d’accord, pourquoi pas…C’est dur, ne crois – tu pas ? Mais n’y a- t –il pas un moyen de d’interrompre cette malédiction ? C’est effroyable de  sentir chaque jour cette épée sur nos têtes !

–        Il n’ y en a qu’une façon ma jolie, ça dépend  de moi !

–        Alors qu’attendez- vous ?

–        C’est mon problème ! Bois ton café, il doit être froid, veux – tu que je le réchauffe ?

–         Merci, Ludmilla ! Répond Tania terriblement anxieuse.

–        Est- ce que tu m’autorises à poser mes vielles mains sur les tiennes, je voudrais réchauffer mes vieux os ! Supplie presque Ludmilla visiblement émue.

 

Tania hésite. Quelque chose se révolte elle. Les souvenirs remontent brusquement, elle se revoit dans l’appartement, distingue parfaitement la lame du couteau qui brille en fouettant l’air, lame qui se plante une fois, deux fois, trois fois peut-être ; lame suspendue et ruisselante, l’homme qui s’enfuit, la porte qui claque. Mon Dieu, Katia, Katia chérie, qu’est-ce qu’il t’a fait ? Katia inerte sur le parquet perdant abondamment son sang.

 

Puis les images s’effacent aussi vite qu’elles lui étaient apparues. La vieille Ludmilla s’accroche toujours. Tania comprend que leur destin se rencontrent ici : « Ne m’attendait – t elle pas ? » Elle accepte.

 

Ludmilla pose ses doigts sur le dessus des mains de Tania : « Tu es aussi belle que Katia et Milos t’adorait.

–        C’est vrai, murmure Tania déconcertée par la tournure des évènements. »

 

Si froids au début de l’étreinte, les doigts irradient maintenant une douce chaleur, le visage de la vieille dame s’éclaire. Tania en est bouleversée : « angélique, c’est vrai. Mais cette beauté fragile m’effraie, elle pourrait se briser avant qu’elle intercède en ma faveur. »

 

Sans interrompre sa caresse, Ludmilla, devinant son tourment, ajoute : « Demain tout ira mieux pour toi. Cette fille dans ton ventre vivra en parfaite santé, et tu seras heureuse avec ce José dont tu es folle. Tu étais déjà en route vers le bonheur, désormais tu marcheras vers l’avenir sans crainte, et tu accompliras l’œuvre de tes ancêtres. Cette nuit je te laisse ma chambre, repose – toi !  Et demain pars confiante sans te retourner…»

 

Tania stupéfaite se trouve dans l’impossibilité d’ajouter le moindre mot.

Des larmes ruissellent sur le visage de l’ombre recroquevillée assise devant elle. Et Tania imagine qu’elle en veut à l’ombre mais pas à Ludmilla ; et surtout, elle ne veut pas que l’une ou l’autre change d’avis brusquement. Cette entrevue semble tellement irréelle. Depuis trop longtemps Tania sait comment peuvent rimer « magique » et «  tragique ».

 

Soudainement une impulsion s’emparant d’elle, c’est l’ombre qu’elle repousse et Ludmilla qu’elle serre dans ses bras.

 

Alors, comme si elle eût été apaisée, la vieille dame embrasse tendrement Tania. Juste avant de la quitter, Ludmilla ajoute : « Fais comme chez toi. Ouvre les placards, il y a de la nourriture, fais comme chez toi, ne te gêne surtout pas. Adieu ma petite Tania ! »

 

L’ombre a refermé la porte derrière elle. Tania tire un peu le rideau de dentelle,  l’observe encore avant qu’elle ne disparaisse  au bout de l’allée,  de l’autre côté du mur. C’est alors qu’un parfum entêtant remplit la demeure : « C’est ça, Mon Dieu, c’est le parfum de Katia. Un signe peut-être. »

 

            ***

 

L’avion se pose sur la piste à l’aéroport de Genève – Cointrin après un vol sans accroc au cours duquel Tania a bien failli s’endormir. Il est dix heures du matin, un crachin chagrin se fait complice de l’épais brouillard que charrie le lac Léman. Mais qu’importe le cœur de Tania est léger.

 

Dans l’aérogare, elle aperçoit Julie qui l’attend comme elles en étaient convenues par téléphone. Les deux femmes se jettent dans les bras l’une de l’autre comme si elles ne s’étaient pas vues depuis vingt ans au moins. Alors qu’importe la foule, elles ne sauront plus se passer l’une de l’autre : « Ma fille !  lui murmure Julie à l’oreille» Tania ne s’attendait pas à ça. Surprise et heureuse, elle reçoit cette révélation comme une grâce qui arrive directement du ciel. « Tu es d’accord Katia pour partager ces sentiments…c’est bien, non ? Julie ne te remplacera jamais, sois en sûre. Mais elle est si bonne avec moi. »

 

Elle en est là de ses réflexions quand Julie demande : « Alors, ton vol, ça s’est bien passé ? »

–        Impeccable, merci !

 

Et Julie d’ajouter, la considérant en prenant un peu de recul : « Mais dis donc toi, tu es radieuse. Tu as changé.  Oui, tu es différente… »

– Ah !

– Oui, ne joue pas les petites cachottières. Allez, raconte – moi tout, je suis impatiente de savoir ce  qui t’a transformée à ce point ?

– C’est merveilleux Julie, je suis folle de Joie. Ecoute bien, je suis enceinte.

– Ah, oui ! Quelle merveilleuse nouvelle ! Surenchérit Julie vraiment ravie.

Sur le chemin du retour Tania raconte à Julie son séjour à Sabac, sa rencontre avec la sœur de MIRAEL, et tout le reste concernant sa vie que Julie ignorait encore.

 

Parvenues à la hauteur de la sortie d’Aix les bains Nord, Julie propose : « Ca te dirait qu’on fasse une halte ici ? Je connais une brasserie sympa place du grand port. Es – tu déjà venue ici ?

–        Non, jamais ! »

 

Julie s’est engagée sur la bretelle de l’autoroute: « Elle est comme ça un peu dirigiste, note Tania, mais toujours pour le meilleur. Certaines personnes viennent au monde avec ce don particulier et, sans en avoir l’air, elles organisent le bonheur autour d’elles ! »

 

Julie gare le véhicule sur le parking du grand port prés des embarcadères. Ces bateaux de promenades, comme l’explique Julie,  attendent les touristes pour une croisière qui les conduira  successivement vers Portout, Chanaz, atteignant le Rhône après l’écluse. Sur celui – là, précisément, l’hôtesse a revêtu une tenue réglementaire assez clinquante ; elle s’apprête à accueillir les passagers qui prendront leur repas à bord.

 

« Ces services, dit Julie,  sont proposés toute l’année et quelle que soit la saison, crois-moi la traversée du lac, et le canal de Savière, c’est magnifique. Et puis l’endroit est propice aux rencontres romantiques, Lamartine en ces lieux un merveilleux poème. Un jour, avec Yvan, nous sommes venus ici en amoureux. Désormais, Je peux tout de dire n’est –ce pas ? »

Tania s’amuse beaucoup en découvrant d’autres aspects de la personnalité de Julie ; elle aussi est différente aujourd’hui, assez bavarde, et même un peu fébrile. En ce lieu, à cette heure,   pas vraiment maîtresse d’elle – même : « Excitée à l’idée de devenir bientôt grand – mère… »

« Quelle belle région, n’est –ce pas ? Je crois qu’il est difficile de trouver mieux ailleurs,  poursuit Julie enthousiaste.

– C’est vrai ! En plus, tu as passé de bons moments ici avec Yvan !

– Divins ! S’enflamme Julie.

 

Elle rencontre le regard de Tania médusée par son attitude débridée et elle rectifie : « Nous sommes slaves. Alors, ça explique tout,  il faut nous pardonner les excès. Mais puisque nous sommes devenues si proches, je t’avoue qu’un certain jour Yvan et moi avons accosté clandestinement sur une de ces plages interdites aux regards indiscrets bordées de roselières, et que répondant à une pulsion soudaine et irrépressible nous nous sommes aimés très fort.

 

« Ce jour là, Tania, j’ai dévoré la vie comme si je gobais le soleil tout entier. Imagine – le embrasant mon être dans une véritable explosion.  Je croyais tout savoir, et ce jour là Yvan fit de moi une femme. On n’oublie jamais un tel émoi !

–  L’amour  nous permet de supporter presque tout le reste, commente Tania, je veux dire les blessures de la vie ! Je suis si heureuse quand je vous vois tous les deux, amoureux encore et tellement unis. »

– En effet, Tania, l’amour  c’est le baume le plus extraordinaire que je connaisse !

 

Julie poursuit seule sa réflexion, embarque sur le ferry qui sort du petit port. Puis elle s’excuse : « Pardonne- moi, tu vois je suis toujours subjuguée par ces bateaux sur le départ. Certes, ils ne vont pas très loin. Là- bas, vois –tu cette pointe qui perce la brume C’est celle du château de CHINDRIEUX à l’autre bout du lac, qui domine la petite plage de Chatillon.  Un amour de petit village  où il fait bon vivre. Là – bas tu atteins l’autre rive et  à moins de t’engager sur le canal de SAVIERES plus à gauche, tu reviens sur tes pas ! »

– Au point de départ ?

– Oui, c’est pareil pour notre mémoire qui fixe au fil des jours nos souvenirs comme  des balises, ces repères indispensables à l’histoire de chacun d’entre nous.

– Les pires comme les meilleurs !

– Oui Tania. Et il faut parfois, des pires, refaire le chemin à l’envers pour en effacer toutes traces. Et ne garder que l’amour. Vois, il va conduire ta vie désormais, et j’en  suis aussi très heureuse pour José.

 

En quittant le petit port, elle découvre l’auberge dela Taverne.« On se boit un petit café ? Avec Yvan, nous sommes venus ici, j’ai l’impression que c’était hier ? »

 

A l’intérieur de l’auberge, la température est agréable. Le serveur leur apporte leur consommation. Silencieuses, elles mélangent le sucre dans le breuvage chaud, puis elles le dégustent à petites gorgées prudentes.

 

Julie donne encore l’impression d’être absente quand, soudain, elle remarque : « Finalement, la vie a de ces chemins de traverses, comme José qui ne connaîtra jamais ses vrais parents, et toi… »

– Moi, ça n’est pas exactement comme José, j’ai connu ma mère. C’est vrai, Julie, je ne t’ai pas tout raconté.

– Tu n’es pas obligée, ma chérie !

Ce disant, elle se lève : « Nous sommes bien ici, mais il faut reprendre la route, tu ne crois pas ?

–        Bien sûr !

–        Pendant le trajet, tu me diras, si tu y tiens ! »

 

Elles filent à nouveau sur l’autoroute longe CHAMBERY, passent le tunnel en direction de Grenoble. Julie jette un coup d’œil rapide à Tania : « tu ne me déranges pas, je peux écouter et conduire ! »

 

Tania s’éclaircit la voix puis le regard fixé loin devant sur le ruban d’asphalte, elle cherche à son tour les balises dans ses souvenirs :

 

« Donc je résume pour que tu comprennes plus facilement. Maman s’appelait Katia. Je n’avais plus qu’elle.

Milos fut fait prisonnier au retour des obsèques de MIRAEL, son père… à la douane : il n’avait pas effectué son service militaire…tu vois.

« Puis survint l’accident de Serguei…dont personne ne se remit jamais …

 

« Milos, libéré après cinq longues années, n’était plus le même. C’était un bon papa pour moi…

« A son enterrement en Yougoslavie, la vieille Ludmilla, une SUCIC, avait montré de l’animosité envers Katia…

 

« Un certain jour, pensant que j’étais maintenant en âge de comprendre, Katia m’expliqua que j’étais née durant la captivité de Milos et qu’il ne pouvait donc pas être mon papa. Ludmilla lui avait jeté une malédiction lorsqu’elle avait appris les faits. Pour elle, Katia n’était une putain qui avait Sali l’honneur des SUCIC. Je fus très malheureuse d’apprendre ça mais je n’aurais su changer mes sentiments pour autant : Milos a toujours été un père pour moi !

–        Sais – tu qui est ton père biologique ?

–        Pas exactement ! A vrai dire pas du tout… Katia l’avait rencontré un soir de débine : « un très bel homme ! » disait- elle volontiers. Il devint son amant, un instant de faiblesse. Elle ne l’a jamais revu et de toutes façons, elle ne l’aurait pas  l’ennuyer avec ça.

 

Tania soupire, ajoute sur un ton assez fataliste : « C’est comme ça ! Je ne lui en ai jamais voulu ! »

 

Puis elle conclut avec l’air malicieux : « Voilà comment je suis arrivée sur cette terre. Et Katia, malgré la désapprobation de tous et son sentiment de culpabilité à l’égard Milos, remerciait le ciel de lui avoir donné un si joli bébé.

– Tu as dû être un joli bébé, c’est vrai ! dit Julie en faisant mine de la jauger.

 

Les deux femmes se sourient. Un panneau indicateur annonce Grenoble à quinze kilomètres.

 

Tania poursuit : « Nous avons passé ensemble de longues et douloureuses années. Un jour, longtemps après le départ de Milos une copine l’avait invitée à sortir en boîte.  Tout allait changer pour nous. Je me souviens, elle ne savait pas comment m’informer de ses projets.

 

« Le temps était venu pour elle de refaire sa vie : « Ca ne sera jamais comme avec Milos, mais j’ai rencontré un très bon garçon, veux – tu que je te le présente ? »

 

« Il me sembla très acceptable. Il possédait un bel appartement et nous nous installâmes chez lui. Katia, amoureuse, s’épanouit à nouveau et je remerciai le ciel de lui accorder ce nouveau bonheur. Mais bientôt, elle déchanta en découvrant un compagnon jaloux au – delà de ce qu’on peut imaginer. Heureusement, j’étais là et nous nous rapprochâmes davantage.

 

« Leur relation se détériora progressivement. Un soir que j’étais rentrée plus tôt du lycée, j’assistai au drame : une dispute violente, ponctuée d’injures, éclata. Katia suppliait, gémissait. J’ en étais profondément bouleversée.

 

« Des bruits sourds me parvinrent : « Katia battue ? Non, je dois intervenir ! » Je me précipitai jusqu’à leur chambre et j’ouvris brusquement la porte. C’était horrible : il lardait ma mère de coups de couteau.  D’abord je suffoquai, avant d’hurler de toutes mes forces : « Arrêtes, es – tu fou ? »

 

« Alors, il demeura interdit, comme pétrifié, stoppé net. Puis il lâcha l’arme, jura, et s’enfuit.

 

« Je me précipitai au devant de maman qui gisait sur le sol baignant dans son sang. Un sursaut brutal anima son corps à l’instant où je l’approchai : une sorte de spasme. Trop tard ! Je me souviens aujourd’hui comme si j’y étais : son regard rempli d’effroi devint étrangement vide.

 

« Choquée, incapable de réagir, j’ai pleuré durant de longues minutes prés de son cadavre avant de prévenir le voisinage. Plus tard, je me suis souvenue du regard qu’avait porté la vieille dame sur Katia, le jour des obsèques de Milos…  »

 

La circulation ralentit leur progression tandis qu’ils atteignent l’agglomération grenobloise. A environ mille mètres à vol d’oiseau, s’élèvent les bâtiments de l’hôpital dela Tronche. Taniaprécise en les montrant à Julie : «L’hosto ! Je n’ai pas de bons souvenirs dans ce quartier ! »

– J’imagine petite !

– La morgue, je ne supporte pas, il y a trop de SUCIC disparus. Comprends – tu, Julie ?

 

Julie acquiesce en hochant la tête : « Oui, tout cela est terrible ! Essaie de ne plus y penser, si tu peux. Dis – toi que, d’où elle est, Katia veut que tu vives enfin heureuse. »

 

Le téléphone fait diversion : Tania écoute Julie répondre : « Ah c’est vous les hommes ! Alors, vous n’avez pas su résister ? Nous étions convenus que je rappellerai la première. Si, si, absolument, notre escapade est terminée. Nous rentrons. Vous aussi ? Pauvres chéris. José réclame Tania, oui, tout de suite,  je lui passe ! »

 

Tania rougit : « Tu me manques aussi mon amour. J’ai une très bonne nouvelle à t’annoncer. Non, pas maintenant, ce soir. Et si tu disais vrai, en serais – tu contrarié ? Je te rassure, José, tout va bien. C’est fini, il n’y aura plus jamais de malédiction. Je t’aime aussi très fort ! A tout à l’heure ! »

 

Tania repose le téléphone. Julie sourit et note : « Ca va fort, vous deux ! »

– C’est un grand jour, c’est vrai. Laisse – moi te dire que tu es aussi attendue à ce que j’ai pu comprendre ! plaisante Tania.

– Un grand jour. Et une nuit de folie ! J’espère pour eux qu’ils ont gardé quelques forces.

 

Julie et Tania pouffent de rire. Le bonheur, c’est simple finalement ;  la vie s’ouvre devant elles.

 

Le soleil est au Zénith. A leur gauche, naissant des brumes déchirées, la chaîne du massif de Belledonne séduit le regard : ses sommets, d’une blancheur lumineuse, s’accrochent au bleu limpide du ciel. L’univers jubile. C’est la fin du cauchemar.

 

FIN- le 20 février 2OO8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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