2. La somnanscribrouillonnarde

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Heidi Simpson avait démarré la deuch’ au moment même de la déflagration, aussi ne prit-elle conscience de son intensité que lorsqu’elle passa une main gantée sur le rétroviseur qu’elle avait d’abord cru embué. Mais il ne renvoyait qu’un manteau de fumée soulevant la poussière. Vision dantesque qui la força à accélérer. Lorsqu’elle stoppa quelques centaines de mètres plus bas, elle tremblait comme la feuille de papier collée à son pare-brise. Pourquoi songea-t-elle alors à Jackie Kennedy lors de l’attentat qui coûta la vie à son mari ? Sûrement mue par le même réflexe de survie, elle avait emprunté, elle aussi, la fuite en guise de raccourcis. Mais elle fit demi-tour, devinant qu’elle ne pourrait passer le reste de sa vie sans s’assurer de la fin de son acolyte de somnanscribe qui ne lui inspira soudain qu’un insondable mépris.  Elle jugea sa subite radicalité aussi ridicule que dangereuse.  Avait-il vraiment souhaité en finir ou n’avait-il commis ce geste insensé que pour se débarrasser du fardeau qu’elle représentait à ses yeux ? Sa colère grandissait à l’image du feu qui prenait tout autour.

Dans toute colère qui se respecte trône une part de culpabilité et celle de Heidi n’en était pas exempte. Bien sûr, elle n’avait pas tout dit.

Le silence qui régnait maintenant laissait place au surprenant spectacle qu’elle contempla, assise au volant, une cigarette aux lèvres. Des milliers de petits papiers occupaient pratiquement tout son champ de vision. Lumineux, ils papillonnaient avec grâce autour de la bâtisse. Et lui ? Où était-il ? Quelle sombre farce lui jouait-il encore ? Elle jugea inutile pour l’instant de forcer son regard à chercher son ombre familière, mais elle n’avait plus peur. Pressentant sa présence immatérielle, elle préférait concentrer tous ses sens sur un tableau qu’elle gravait au fur et à mesure de ses petites découvertes poétiques. Un faible sifflement conférait à la scène un caractère onirique. Rien de ce qu’elle voyait n’était sensiblement vrai. Elle imaginait tout ça, bien sûr ; sinon comment pourrait-elle rester prostrée dans l’habitacle à mille degrés ?

Elle sortit de la deuch’ et fut étonnée qu’il fit si froid au dehors. Le sifflement avait cessé en même temps que le vent tombait. Ne restait que le silence. Un formidable silence. Plus de crépitement non plus, le feu était noyé sous chaque petit papier changé en minuscule goutte d’eau. Tout était perdu. La quête de toute une vie, ce qui la fit sourire. Cette magie que personne ne partagerait n’était-elle pas le couronnement d’un destin qui s’ignore ? C’était juste magnifique de ne plus rien ressentir. Ni colère, ni rien. Rien ? Il y avait bien cette étrange plénitude qui prenait corps mais cela lui apparut pour le moins normal. C’était dans l’ordre des choses.

Tout se passait comme au ralenti. Ses pas, mesurés. Son regard aspiré par mille et un détails qui la faisaient divaguer au hasard. Son souffle, retenu. Comme si elle ne voulait rien déranger au chaos apprivoisé.

La nuit était tombée sans qu’elle y prenne garde. Combien de temps s’était-il écoulé depuis l’explosion ? Heidi retroussa une manche mais ne put rien lire à sa montre-bracelet déformée. Les aiguilles paraissaient aussi molles que sa volonté. L’humidité glaçante la força cependant à accélérer le pas en la guidant vers une lueur mobile qui s’échappait de la bâtisse. Hésitante, elle avançait et ne fut qu’à peine étonnée de voir son ami penché sur le feu qu’il cultivait dans l’âtre. Il esquissa un geste en même temps qu’il émettait un son tenant plus du reniflement que de l’invite mais elle avança encore de quelques pas, jusqu’à la table en chêne où elle prit place.

Ils restèrent comme ça un long moment. Jamais il ne se tourna, pas plus qu’elle n’avança. A plusieurs reprises, Heidi fut tentée de prendre la parole mais ses mots semblaient aspirés par le silence. Même lorsqu’elle se racla la gorge, il n’en sortit aucune résonance. Peut-être s’agissait-il tout simplement d’un phénomène acoustique explicable mais elle avait bien ouï le son de son ami quelques instants plus tôt, alors ? C’est que les mots avaient perdu leur sens. Aucun ne pourrait raconter l’indicible, ne restait que ce silence mordant, vorace, celui que son compagnon recherchait depuis l’éternité et qu’elle avait gâché.

Elle haussa une épaule. Ses explications perdaient tout sens. Il ne saurait rien et elle ne savait pas si c’était mieux ou pas. Elle savait et cela semblait lui suffire pour l’instant. Il était vivant, apparemment indemne, c’était là l’essentiel. Elle ne se pencha même pas pour ramasser  un de ces papiers dont elle connaissait par cœur la teneur. Elle sortit sans un mot.

La deuch’ démarra dans le même bruit assourdissant que tout à l’heure. Quelques minutes plus tard, elle entrait au village, stoppait à l’arrêt de bus où trônait une croix de chemin moussue.  L’autocar vide arriva quelques instants plus tard. Elle avait laissé les clés sur la deuch’.

Au moment où elle prit place au fond de l’autocar, elle se souvint alors que des champignons dont elle s’était servis pour composer sa bouillie, la moitié restait conservée, emballée dans du papier journal. Elle partit alors d’un fou rire qui fit se retourner le chauffeur.

(à suivre …)

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