Le cimetière Iroquois

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–        Parle-avec-les-yeux!

Cette appellation est, en réalité, la traduction du nom Iroquois de ce fier guerrier, muet depuis l’âge de  trois ans. Vous donner sa version Iroquoise ne m’est malheureusement pas possible car je ne maitrise pas suffisamment ce dialecte que les amérindiens de la tribu ne distillent que parcimonieusement, comme le patois chez nous.

Le fier guerrier mesure, au bas mot, un mètre quatre-vingt-dix et lorsqu’on le voit pour la première fois, on est frappé par ses yeux de loup, des yeux immenses, gris, profonds, et par la variation de sentiments qu’il arrive à y exprimer.

Sa musculature puissante, alliée à son port de tête altier, donne une impression d’efficacité tranquille.

Avec lui, la conversation est relativement simple : c’est l’interlocuteur qui la fait au gré des refus ou des acquiescements de Parle-avec-les-yeux.  

La conversation normale entre deux individus est un échange alternatif de mots, là, l’interlocuteur doué de parole remplace celui qui ne l’a pas.

–        Parle-avec-les-yeux! La nuit à été bonne ?

–        J’obtiens un rapide acquiescement de tête qui doit me suffire pour continuer

–        Es-tu prêt pour m’emmener à la cascade du crâne?

De ces bras entrouverts, il me montre son solide coutelas accroché à sa ceinture ainsi qu’un tomahawk orné des signes de sa tribu, puis il passe les anses de sa besace sur son épaule.

    Sans autre palabre inutile, d’un petit geste du bras, il m’invite à le suivre et nous voici en route pour la cascade du crâne, lieu sacré ou je dois pouvoir étudier la façon dont ses ancêtres faisaient monter leurs braves vers les prairies éternelles.

Il chemine le premier en s’arrêtant parfois pour écouter le vent ou sentir les odeurs qui peuplent la prairie.

Ses yeux, deux fentes quasi fermées par l’intensité du soleil, scrutent constamment les alentours.

Puis soudainement, il s’accroupit, m’ordonnant avec sa main de faire pareil et, d’un doigt sur les lèvres, me demande le silence absolu.

      Nos restons immobiles moins de deux minutes et un frottement irrégulier, mais assez proche, le récompense de sa patience : lentement, son doigt se pointe vers un taillis. J’ai beau écarquiller les yeux, mais pour moi, ce taillis reste un taillis et devant l’insistance de son regard, je scrute plus précisément et qu’elle n’est pas ma surprise en m’apercevant que la grosse branche du taillis en question n’est rien d’autre que le corps d’un serpent immobile; puis je remonte pour voir une tête énorme qui darde une langue triangulaire pendant que le bruit recommence : on dirait un bruit de noix frottées les une contre les autres.

Alors, avec une rapidité incroyable, Parle-avec-les-yeux, qui avait lentement sorti son coutelas, fait un geste d’aller retour avec son bras et… la tête du serpent, détachée du reste, regarde, avec regret ai-je l’impression, son  corps se tortiller en actionnant ainsi sa sonnette faite d’écailles.

Cette séparation de corps s’en suit d’un petit rituel de la part de Parle-avec-les-yeux: tenant le crotale dans sa main droite, il fait des signes cabalistiques vers le ciel tout en sautant, en cadence, d’un pied sur l’autre. Sans qu’il me l’explique, je suppose qu’il remercie ses dieux car, sitôt fini sa danse, rapidement son coutelas ouvre le serpent, lui enlève la peau qu’il roule et enfoui corps pelé et peau dans sa besace. Un futur repas très prisé par tous les indiens d’Amérique.

     Toute l’action n’a pas duré dix minutes et devant ma figure étonnée, Parle-avec-les-yeux me fait une sorte de grimace qui doit vouloir dire « C’est la vie »…

Puis, nous reprenons notre marche entrecoupée de petites découvertes dont Parle-avec-les-yeux me fait profiter : des traces fraiches d’ours, un renard qui s’enfuit au loin, un aigle qui tourne lentement dans le ciel et même un miaulement de puma qui doit avoir capturé son repas mais qu’on ne voit pas.

Enfin, au bout de trois longues heures fatigantes, en tous cas pour moi, nous descendons dans un creux qui nous fait longer un ruisseau; devant une cascade je me dis que nous sommes coincés mais Parle-avec-les-yeux me fait signe de le suivre et… nous traversons la cascade, pour déboucher sur une petite vallée toute verte.

A cet instant, Parle-avec-les-yeux se tourne vers moi, m’attrape par les épaules et, avec ses yeux si profonds, me fait comprendre que cet endroit ne doit pas être divulgué à qui que ce soit; de ma main droite ouverte, j’assure que ce secret ne passera jamais de l’autre côté et Parle-avec-les-yeux me fixe longuement pour sceller notre pacte.

Ce que je découvre est tout bonnement incroyable et je note minutieusement les emplacements des cranes, les morceaux de perches calcinées et les armes des défunts rangées comme pour hiérarchiser le mérite de chaque brave qui s’est élevé vers les chasses éternelles. Ces notes sont uniques et je doute qu’un blanc encore vivant n’en possède de pareilles ; destinées au National Muséum of the American Indian, elles ne serviront qu’a comprendre la vie riche de ces gens qu’on appelait « sauvages »

Pendant ce temps, Parle-avec-les-yeux fait vibrer son corps de petits spasmes en lançant vers le ciel de ses ancêtres des regards emplis de déférence.

Mes notes terminées, nous repartons et je regrette que Tourne-autour-de-l’ours, le chef de la tribu, m’ait interdit de prendre mon appareil photo; mais si moi je regrette, lui, il doit avoir de bonnes raisons… Que je comprends et honore car les hommes blancs, en général, ne respectent rien et surtout pas les coutumes indiennes.

Nous repartons et, arrivés au camp, la tribu entière est là pour nous accueillir: les femmes près des tentes et les hommes autour de leur chef majestueusement coiffé de ses plumes d’aigle, les bras croisés en signe d’apaisement.

–        Alors, mon frère Mains-qui-sauvent a trouvé le cimetière de nos ancêtres? Son ton est très amical.

–        Oui, Tourne-autour-de-l’ours et ceci grâce à ton fils, Parle-avec-les-yeux ! Je désigne le grand gaillard.

–        Voilà longtemps que la vie de mon fils t’appartient mon frère, et je sais que tu ne révéleras jamais l’endroit où il t’a emmené.

Quand il dit que la vie de son fils m’appartient, il fait référence à cette vieille histoire d’il y a quinze ans : j’étais un touriste peu respectueux et bardé d’appareils photos qui venait voir « l’indien dans la réserve » et me promenant tout seul au bord de la rivière qui bordait leur campement, je vis un corps se tortiller; tout de suite je compris que le papoose d’à peine trois ans qui se tenait la gorge ne pouvait plus respirer. Je lui ouvris la bouche et je compris qu’une bête venimeuse, certainement un bourdon, l’avait piqué et que sa gorge enflée ne laissait plus passer l’air nécessaire à sa vie. Ses yeux magnifiques me regardèrent et m’implorèrent mais je n’étais pas docteur!

Ce qui s’est passé ensuite dans ma tête est simple à analyser : si je n’arrivais pas à le faire respirer, il allait tout simplement mourir. Surmontant mon appréhension, je pris alors une pierre tranchante que le destin avait posée à mes pieds et je lui ouvris la trachée artère d’un seul coup, d’un seul. Ca saignait beaucoup mais j’entendis l’air passer enfin et je me mis à hurler pour que les gens alentour puissent m’aider.

Accueilli à l’hôpital le plus proche, il fut intubé et put revenir à cette vie qu’il n’avait pas mérité de quitter.

Ce n’est que quelques jours plus tard que le chirurgien nous apprit la mauvaise nouvelle : la pierre qui l’avait sauvé lui avait aussi sectionné les cordes vocales et il ne pouvait rien y faire; l’enfant serait muet le restant de ses jours.

Le soir suivant, sa tribu organisât un Pow Wow en mon honneur et Tourne-autour-de-l’ours déclara solennellement que je devenais son frère, que la vie de son fils m’appartenait et que le nom de celui-ci serait désormais: Parle-avec-les-yeux. Pas un mot, pas une pensée sur la perte des cordes vocales : les indiens ont la sagesse de tirer le bon de chaque situation et de laisser le mauvais s’enfuir avec le temps.

 

Epilogue:

Le muséum d’histoire des indiens me félicita d’avoir ramené toutes ces notes et surtout d’avoir gardé l’endroit secret : tant de maisons construites sur d’anciens cimetières indiens sont si hantées que ce ne doit pas être une simple coïncidence…

 

 

 

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