RC 64 Les rivières sont nos frères…

seattle

 

Encore secoué par la présence de ce petit Indien épinglé, Child était sur le point d’en aviser Roger et Paul lorsque le très coloré quartier du Heidelberg Project fut gratifié de l’arrivée étonnante du petit bus jaune duquel sortit Delphine. Quelle ne fut pas sa joie de trouver à cet instant précis une compagne de son aventure détroitienne ! Le véhicule rempli d’anges repartit presqu’ aussitôt.

Roger et les habitants du quartier organisèrent une fête pour célébrer la présence des trois Français. Delphine, Paul et Child furent mis à l’honneur, et une certaine joie planait au-dessus de leurs esprits. Un grand festin s’éternisait jusque tard dans la nuit, et au cours duquel Child prenait plaisir à laisser ses oreilles vagabonder d’une discussion à une autre, étant peu bavard lui-même. Il s’attarda notamment sur un échange entre Paul et Roger au cours duquel ce dernier expliquait sa vision des choses :

– Toute ma vie, on m’a dit malade, déviant, délinquant. Je sais aujourd’hui que ce n’est pas moi qui suis malade, mais bien la société dans laquelle on aurait voulu que je m’intègre. N’est-ce pas signe de pathologie que de chercher à s’intégrer dans une société malade ? Ô Existence, je remercie chaque jour et chaque nuit les êtres présents ici pour leur clairvoyance et leur grande bonté !

Pendant ce temps, Delphine qui était allée chercher dans la cuisine de la Dotty Wotty House un Côte Rotie, prise d’un élan de curiosité insatiable, pénétra dans une pièce qui n’était autre que la chambre de Roger. Elle trouva là de nouvelles figurines indiennes à l’évidence inachevées, et sur la table de chevet un livre de Peter Mathiessen,  »In the Spirit of Crazy Horse ». Au-dessus du lit, était affiché en grand sur le mur un texte qu’elle se mit à lire à haute voix et qui la fit pleurer. Il s’agissait du discours prononcé en 1854 par Seattle, le chef des tribus Duwamish et Suquamish devant le gouverneur Isaac Stevens :

 » Comment pouvez-vous acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ?

L’idée nous paraît étrange. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air et le miroitement de l’eau, comment est-ce que vous pouvez les acheter ?

Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple.

Chaque aiguille de pin luisante, chaque rive sableuse, chaque lambeau de brume dans les bois sombres, chaque clairière et chaque bourdonnement d’insecte sont sacrés dans le souvenir et l’expérience de mon peuple.

La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l’homme rouge.

Les morts des hommes blancs oublient le pays de leur naissance lorsqu’ils vont se promener parmi les étoiles. Nos morts n’oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l’homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et l’homme, tous appartiennent à la même famille.

Aussi lorsque le Grand Chef à Washington envoie dire qu’il veut acheter notre terre, demande-t-il beaucoup de nous. Le Grand chef envoie dire qu’il nous réservera un endroit de façon que nous puissions vivre confortablement entre nous. Il sera notre père et nous serons ses enfants. Nous considérons donc, votre offre d’acheter notre terre. Mais ce ne sera pas facile. Car cette terre nous est sacrée.

Cette eau scintillante qui coule dans les ruisseaux et les rivières n’est pas seulement de l’eau mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons de la terre, vous devez vous rappeler qu’elle est sacrée et que chaque reflet spectral dans l’eau claire des lacs parle d’événements et de souvenirs de la vie de mon peuple. Le murmure de l’eau est la voix du père de mon père.

Les rivières sont nos frères, elles étanchent notre soif. Les rivières portent nos canoës, et nourrissent nos enfants. Si nous vous vendons notre terre, vous devez désormais vous rappeler, et l’enseigner à vos enfants, que les rivières sont nos frères et les vôtres, et vous devez désormais montrer pour les rivières la tendresse que vous montreriez pour un frère. Nous savons que l’homme blanc ne comprend pas nos mœurs. Une parcelle de terre ressemble pour lui à la suivante, car c’est un étranger qui arrive dans la nuit et prend à la terre ce dont il a besoin. La terre n’est pas son frère, mais son ennemi, et lorsqu’il l’a conquise, il va plus loin. Il abandonne la tombe de ses aïeux, et cela ne le tracasse pas. Il enlève la terre à ses enfants et cela ne le tracasse pas. La tombe de ses aïeux et le patrimoine de ses enfants tombent dans l’oubli. Il traite sa mère, la terre, et son frère, le ciel, comme des choses à acheter, piller, vendre comme les moutons ou les perles brillantes. Son appétit dévorera la terre et ne laissera derrière lui qu’un désert.

Il n’y a pas d’endroit paisible dans les villes de l’homme blanc. Pas d’endroit pour entendre les feuilles se dérouler au printemps, ou le froissement des ailes d’un insecte. Mais peut-être est-ce parce que je suis un sauvage et ne comprends pas. Le vacarme semble seulement insulter les oreilles. Et quel intérêt y a-t-il à vivre si l’homme ne peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d’un étang la nuit ? Je suis un homme rouge et ne comprends pas. L’Indien préfère le son doux du vent s’élançant au-dessus de la face d’un étang, et l’odeur du vent lui-même, lavé par la pluie de midi, ou parfumé par le pin pignon.

L’air est précieux à l’homme rouge, car toutes choses partagent le même souffle.

La bête, l’arbre, l’homme. Ils partagent tous le même souffle.

L’homme blanc ne semble pas remarquer l’air qu’il respire. Comme un homme qui met plusieurs jours à expirer, il est insensible à la puanteur. Mais si nous vous vendons notre terre, vous devez vous rappeler que l’air nous est précieux, que l’air partage son esprit avec tout ce qu’il fait vivre. Le vent qui a donné à notre grand-père son premier souffle a aussi reçu son dernier soupir. Et si nous vous vendons notre terre, vous devez la garder à part et la tenir pour sacrée, comme un endroit où même l’homme blanc peut aller goûter le vent adouci par les fleurs des prés. Nous considérerons donc votre offre d’acheter notre terre. Mais si nous décidons de l’accepter, j’y mettrai une condition : l’homme blanc devra traiter les bêtes de cette terre comme ses frères.

Je suis un sauvage et je ne connais pas d’autre façon de vivre.

J’ai vu un millier de bisons pourrissant sur la prairie, abandonnés par l’homme blanc qui les avait abattus d’un train qui passait. Je suis un sauvage et ne comprends pas comment le cheval de fer fumant peut être plus important que le bison que nous ne tuons que pour subsister.

Qu’est-ce que l’homme sans les bêtes ?. Si toutes les bêtes disparaissaient, l’homme mourrait d’une grande solitude de l’esprit. Car ce qui arrive aux bêtes, arrive bientôt à l’homme. Toutes choses se tiennent.

Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu’ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu’ils respectent la terre, dites à vos enfants qu’elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes.

Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille. Toutes choses se tiennent.

Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre.

Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même.

Même l’homme blanc, dont le dieu se promène et parle avec lui comme deux amis ensemble, ne peut être dispensé de la destinée commune. Après tout, nous sommes peut-être frères. Nous verrons bien. Il y a une chose que nous savons, et que l’homme blanc découvrira peut-être un jour, c’est que notre dieu est le même dieu. Il se peut que vous pensiez maintenant le posséder comme vous voulez posséder notre terre, mais vous ne pouvez pas. Il est le dieu de l’homme, et sa pitié est égale pour l’homme rouge et le blanc. Cette terre lui est précieuse, et nuire à la terre, c’est accabler de mépris son créateur. Les Blancs aussi disparaîtront ; peut-être plus tôt que toutes les autres tribus. Contaminez votre lit, et vous suffoquerez une nuit dans vos propres détritus.

Mais en mourant vous brillerez avec éclat, ardents de la force du dieu qui vous a amenés jusqu’à cette terre et qui pour quelque dessein particulier vous a fait dominer cette terre et l’homme rouge. Cette destinée est un mystère pour nous, car nous ne comprenons pas lorsque les bisons sont tous massacrés, les chevaux sauvages domptés, les coins secrets de la forêt chargés du fumet de beaucoup d’hommes, et la vue des collines en pleines fleurs ternie par des fils qui parlent.

Où est le hallier ? Disparu. Où est l’aigle ? Disparu.

La fin de la vie, le début de la survivance. »

Le cellulaire de Delphine se mit à sonner. Au bout du fil était sa sœur.

– Marnie ? Ô ma sœur, comme je suis heureuse !

– Mais où es-tu ? Essaie de revenir au plus vite, je suis dans l’antichambre et je viens de faire une découverte qui risque de remettre en cause tous nos préjugés…

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4 thoughts on “RC 64 Les rivières sont nos frères…

  1. Mr. Child délie la langue des grands esprits gardiens de la Terre, cette Mère nourricière de toute vie, nul ne peut la posséder… Hallucinante sortie de piste au son du cellulaire de Delphine. Que feront les artistes rassemblés à Détroit face à leur désir de posséder la Livingstone House ?
    Delphine et Marnie arriveront ‘elles à à relier toutes ces trames autour de cette histoire qui enchante notre chorale. L’oreille de Mr. Child ne tombe pas dans la surdité de la raison ! Un régal comme toujours.

  2. Alors, Crazy Horse a ressuscité l’espace d’une vie : il s’appelait Albert Jacquard;
    Mais impuissant et écœuré par ce qu’il a vu, il est remonté au pays des sagesses éternelles.
    « La terre ne nous appartiens pas, on l’emprunte juste à nos enfants. » St Saint-Exupéry

  3. Magnifique discours philosophique avec beaucoup de profondeur dans chacun des mots. L’homme à la peau rouge a bien observé l’homme à la peau blanche, sa façon de penser, l’argent et le pouvoir au bout de tout. Mais les peaux blanches n’ont pas compris la façon de faire des sauvages. Les blancs ont volé leurs terres, en ont fait des esclaves, leur ont donné des maladies qui n’existaient pas chez eux et les ont fait mourir par centaines de milliers. Bon retour de Delphine ! Bravo à Bakachild et bonjour à Child.

  4. L’homme dit rouge possède une immense sagesse que l’homme dit blanc n’a que très rarement, mais quelquefois, en effet. Je comprends bien que Delphine ait pleuré devant le discours de Seattle. Ciel, Marnie l’appelle à l’aide ! Comment va-t-elle pouvoir s’arracher de cet endroit enchanteur ? Pawata va devoir lui botter les fesses pour qu’elle bouge … 😉

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