Roman chorale 28: El Niño

La nef des fous olivier de Sagazan
Olivier de Sagazan Nef des fous

I- LA BATTLE

Dans une ancienne usine perdue au bout du couloir industriel de Sterling Heights et reconvertie en véritable temple dédié à la poésie, une hétéroclite multitude de profils se croisaient et se décroisaient en attendant le début du combat. Rayonnante dans une robe de soirée noire couturée d’étoiles scintillantes, Rose Nelson avait lié à son bras celui de Mr Child pour lui faire rencontrer quelques personnages importants dans l’histoire de la cérémonie. Tout en gardant le meilleur pour la fin, un tête-à-tête avec le grand champion toutes catégories, le créateur qui pour l’heure était sûrement occupé à répéter dans l’ombre, en vue de confirmer son statut de maître.

La veille, Rose avait remercié mille fois le grand poète de leur avoir sauvé la vie, à elle et Mr Child. Le kidnapping par les jumeaux du temple avait permis d’échapper à celui, imminent, que préparait une mafia russe sans pitié. Le maître voyait tout, prévoyait tout. Le maître était grand ! Il les avait conviés à assister à la cérémonie, que Rose de toute façon ne manquait jamais.

Rose Nelson avait rencontré le poète cinq ans auparavant, alors qu’elle noyait un terrible désespoir amoureux dans de douteuses occupations, et entretenait avec lui des rapports privilégiés. Ce dernier avait placé en elle une confiance rare. Elle était la seule ici à posséder une totale indépendance d’esprit vis-à-vis de cet homme que personne jamais ne songeait à contredire. Elle avait depuis longtemps imposé son style auprès des proches habitués du lieu. Elle avoua à Mr Child cet incroyable sentiment de sérénité qui ne la quittait plus. Elle lui promit qu’il était lui aussi sur la bonne voie. Sa vie ne l’avait pas épargnée, mais qui épargne-t-elle ? Et puis, qu’est-ce que ça veut dire  »épargner » quand il s’agit de la vie ? Orpheline à 8 ans, séparée de son frère de trois ans son cadet, elle avait aligné quelques traumas en tous genres avant de trouver sa voie dans le droit et la justice. Comme pour compenser les impairs et autres plans foireux de son jeune frangin à qui elle tourna le dos après un règlement de comptes qui tourna mal. On en apprit à cette occasion un peu plus sur l’ami Roger qui n’était pas du genre à s’épancher. Sous ses airs de vieil ours robuste, se dissimulait une sensibilité en réalité exacerbée, et que selon sa sœur il n’avait appris à exprimer autrement que par la transgression, à divers degrés. Les Nelson ont toujours dû composer, en matière d’amour, avec les affres du passé… En guise de réaction, Child sortit de son sac quelque remède contre la banalité : un paquet de gitanes que lui avait laissé Roger la nuit précédant leur dernière marche. Rose sursauta à la vue de la Gitane qui n’arrêtait jamais de danser, puis chercha dans les yeux de son interlocuteur la réponse à ses soudaines interrogations. Après l’avoir trouvée, elle lui sourit et ils fumèrent à la mémoire de Roger. Ce fut ici leur première et dernière cigarette commune.

À quelques minutes du début des combats, Mr Child fit connaissance tour à tour de grands noms du milieu, tels que Simon Métaroche, volcanologue de caractère et de profession, ancien combattant aujourd’hui à la retraite, quoiqu’encore activement impliqué dans les activités du Temple, tant qu’il en trouvât plaisir, Grand Canon, un nain qui ne fait que sourire, descendant d’une famille d’amérindiens et en voie d’accéder à la catégorie pro, ou encore Miss Geek, une jeune punk passionnée de prosodie classique et de ses méandres labyrinthiques. Tous étaient venus participer et surtout soutenir le maître incontesté, en tout cas de ce côté-ci du ring, l’autre rive étant peuplée de supporters fidèles à quelque challenger de passage. Il lui avait semblé reconnaître près d’un buffet le jeune fils de Mrs Bates, qu’il perdit de vue sans jamais le recroiser. Quand les premières notes d’un hymne bien connu ici retentirent, la lumière tamisée plongea peu à peu dans l’obscurité un public empreint d’une excitation bien difficile à maîtriser. Différents joueurs se succédèrent dans l’arène, dont les trois rencontrés, en guise d’amuse-gueules aptes à faire patienter les impatiences. Peu à peu, la pression montait. Au moment du dernier combat, l’orage éclatait sur Sterling Heights.

C’est sous les éclats saccadés des éclairs hésitants qu’apparut, surgi de l’ombre, le grand Mukya, sage parmi les singes, vêtu d’un kimono à spirales et muni d’un chapeau de paille d’où peut-être il sortait ces vers qui s’enchaînèrent dans la plus parfaite harmonie en vue d’aboutir au dernier tercet d’un sonnet marotique impeccable, implacable, laminant l’adversaire. Une fois encore, le maître avait affuté ses armes et demeurait une référence en matière de battle. Pour le plaisir, il infligea à l’ennemi déjà à terre un sonnet bonus réputé comme étant arme fatale, et que d’aucuns auraient ultérieurement loisir et plaisir à décortiquer.

Les derniers mots résonnaient encore dans le temple :

« Me sauver de l’Ennui, ces cris d’absurdité. »

Le rencontrer à l’issue de la cérémonie bouleversa Child par tous les pores, lequel se laissa convaincre d’adhérer à son temple et devenir combattant à son tour. Ainsi aurait-il à travailler l’art du sonnet, en adéquation avec un mode de vie prôné par le groupe.  »Le sonnet implique une harmonie, et engendre un équilibre », disait Mukya. Au moyen de rituels initiatiques très pointus et de cérémonies au cours desquelles les membres se partageaient diverses liqueurs aux effets aussi bien aphrodisiaques qu’hallucinogènes, le collectif permettait à chacun de s’extraire de la vie matérielle pour accéder à celle du dedans et au-delà, en toute connaissance de cause et armé de capacités médiumniques révélées. Si l’objectif, alléchant ou effrayant au choix, était à terme d’accéder au statut de membre permanent promis à la maîtrise de toutes les formes de sonnet et à la soi-disante SERENITE, avec en option l’une des suites de ce repaire érigé en temple, le chemin pour y parvenir relevait de la grande quête métaphysique digne d’un western de Jodorowsky… au mieux ; au pire, d’un chemin de traverse banal au cœur d’une secte banale. L’itinéraire passait par diverses étapes, à commencer par celle du baptême ; et ainsi Mr Child devint-il El Niño. Le rituel de purification s’ensuivait, au cours duquel ce corps écorché offert à l’assistance reçevait les grâces et les honneurs, puis l’écoulement d’une eau écarlate censée purifier l’âme et faire naître à la vie nouvelle qui s’annonce. 

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8 thoughts on “Roman chorale 28: El Niño

  1. Belle incursion dans la planète des sages où l’on apprend que Mrs Bates a au moins deux fils et où l’on voit qu’il n’y a pas que les cloches qui se font sonnets.
    La toile continue à se tisser même si le maître incontesté est appelé à régner…

  2. Magistrale errance dans l’intemporelle espace ou chacun a son double pareil sur pile ou face. Le chaman suit son ombre. J’adore cet espace ouvert. Le rythme ascendant donne du poids à la valeur.

  3. Oh, magnifique ! Je me méfie du temple mais le grand Mukya, j’espère que Delphine pourra le rencontrer 😉 ! Mr Child a écrit quelque part que certains s’escrimeront à chercher des clés là où il n’y a rien à chercher, c’est sibyllin et déroutant, mais pourtant je persiste à croire que tous les chemins mèneront au grand Mukya si on est assez fin pour cela … Et que le grand Mukya en question ne restera pas figé ! Et j’attends aussi l’apparition du chaman réincarné !

  4. Il y a fort à parier que les personnajes prendront plaisir, au fil des lignes, à déambuler de plume en plume… 😉
    Quant au grand M, gageons qu’il optera, en direct de la Korea airport, pour un vol pur les US…

  5. C’est vrai, la gitane danse … Et plus de Mr Child mais El Nino (mettre le tilde, sinon je vais passer un temps fou à le recopier). Et Marnie toujours en prison, il faut la tirer de là, je demanderais bien à Rose un verre de son saumur pour me booster … On espère que le grand M changera son vol pour les US aussi. Le chaman suit son ombre ? Que son ombre nous éclaire, alors ! Sans oublier le shérif Hank, Sir Hitch, Béatrice ou Chrystal, Kaputch et les autres …

  6. Mr Child retourne en enfance suite à l’influence de Rose Nelson. Il nous introduit dans le temple du grand Mukia, où les vers sont aussi heureux que s’ils étaient sous terre et nous en dit plus sur le mystérieux Roger, mais rien qui donnerait des indices. Mais Child porte donc un nouveau nom: El Nino qui veut dire L’ENFANT, peut-être comme l’enfant terrible qui perturbe les températures des mers, mais peut-être comme un enfant qui découvre peu à peu l’explication de phénomènes inexplicables. Parmi ses nouvelles relations, j’ai vu passer un nainvisible qui souriait. Ceci est une nainformation non négligeable. Serait-il le descendant d’un naindien souriant que l’on devine passer tout au long de la chorale, malgré son trépas remontant à trois centenaires passés déjà. Les personnages feront tous leur chemin de croix, j’en ai bien peur.

  7. Gyabo! tout est dit! superbe idée d’introduire le master près du nino;-) ce qui me plait de plus en plus dans ce roman c’est que je crois qu’il ne finira jamais, et ça c’est plutôt bien! chaque chapitre, au lieu de répondre à des questions éculées nous porte vers un ailleurs, un autre chose et cela devient de plus en plus palpitant!

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