Le Grand LAT

-Le Grand Plume 2-

 

La brume des monts enveloppait un homme tranquille qui, assis sur un rocking-chair placé au beau milieu d’un jardin, contemplait la grandeur du monde. Ses cheveux sel se mariaient à merveille avec la couleur du ciel qui semblait émaner de son aura. Il tenait un carnet ouvert sur ses genoux, et un stylo dans une main. Les deux pages étaient noires de ratures et de phrases soulignées. Il s’agissait d’un texte d’invitation:

« Mes chers fraternels amis,

Je communie avec vous aujourd’hui dans l’objectif de vous faire part… l’argent qui lui est confié… pour vous dévoiler une partie de mon propos post mortem… mi-rages rêveurs…  un court texte… il faudra bien chercher ailleurs… dans la famille des gens qui ont déjoué…  tous les dus légitimes…
Fait à… sain de corps et d’esprit… pour valoir de ce que de droit.

Aganticus »

La production de la LAT, Ligue des Auteurs Translucides, avait tenu à confier à Aganticus la rédaction de la lettre d’invitation qu’elle ferait parvenir ensuite aux auteurs pas nets. Il incombait à ces derniers de décrypter l’information. La méthode aurait pu faire penser, aux yeux d’une presse encline au syndrome du larbin, à une technique habile de filtrage et de sélection des convives, pour ne pas dire de courtisanerie, d’autant plus depuis la disparition des caméras de surveillance qu’avait dû jadis parsemer Zack Morel sur ordre du préfet lui-même aux ordres. Mais les éditeurs n’étaient pas dupes, justifiant l’originalité de la démarche censée annoncer la couleur: la cérémonie des LAT d’or était d’emblée placée sous le signe de l’atypisme écarlate et de la révolution festoyante. Puis surtout, ils tenaient à rendre hommage au retour fracassant de l’ami Aganticus, qui s’amusait à surprendre son monde en dévoilant une à une les facettes de sa plume diamant.

« Tu vois, Berthe, avait-il dit à sa femme quelques jours plus tôt, me voir en une de mon quotidien préféré me laisse tout à fait perplexe; cependant, je me réjouis des sourires que ma trombine pourra susciter, à commencer par le mien… ».

Et Berthe d’inspirer profondément la fumée du thé noir de quatre heures comme en une ivresse interminable.

C’était la célèbre rue de las sorbes qui allait se voir recouverte du célèbre tapis rouge menant au grand salon festif. Les journalistes se réjouissaient de se voir accordés un emplacement leur étant destiné, près de l’avenue de la Gaillarde. Autant dire que ça leur faisait une trotte ridicule pour suivre chaque arrivant jusqu’à la traditionnelle montée des marches. Certains, des paparazzi notamment, avaient flairé le bon filon en se nichant dès l’aube dans quelque recoin du jardin du domaine réservé aux intimes.

La présentation cette année avait été confiée à Mlle Mutuelle, célèbre commentatrice anonyme et spécialiste du Grand Plume depuis plusieurs années. Elle était donc dans son élément, tout en assurant les arrières de la prod’ en cas de pépin, voire de déconfiture. Il faut dire que les mutuelles privées affluaient depuis quelques années et la fameuse réforme des retraites qui avait profondément désorganisé le système de sécurité des plus modestes avait largement favorisé la demoiselle. Elle voterait néanmoins aux présidentielles contre l’austérité puisque, disait-elle, « le bon sens qui défend l’option des augmentations de salaires n’a encore pas été envisagé par les rentiers de la politique dite moderne pour lutter contre la précarité et le diktat de la finance internationale ».

De son côté, munie d’une veste rouge, la présidente d’honneur était sur tous les fronts depuis plusieurs semaines. Elle avait même pensé à faire envoyer un jet sympa à Aganticus, exilé au plus haut des sommets, pour qu’il pût se rendre à la cérémonie sans inconvénients. Du coup, l’auteur des « Chroniques de Bébert » ne s’était pas fait prier pour y faire monter sa femme et le jardinier, un délicieux jeune homme au doux teint de puberté à peine achevée.

  • C’est la première fois que je survole les nuages, fit remarquer le jeune imberbe à ses employeurs. Et c’est grâce à vous.

  • Aganticus a toujours été doué pour nous faire toucher le ciel, enchérit Berthe en souriant.

L’objet des louanges restait pensif, l’esprit dans le vague des blanches nébuleuses dessinées par le moteur du jet. Il réfléchissait au discours qu’il aurait à prononcer plus tard dans la soirée à l’occasion de la remise du LAT collectif. Il consulta ses notes écrites à la lecture des productions collectives en question, réfléchit à une présentation adéquate, sous l’oeil bienveillant de sa femme et le regard énamouré du jardinier.

Le trajet en avion lui parut tellement court au regard de tout ce qu’il avait à penser mais qu’il ne fit en somme qu’effleurer… une bonne bière s’imposait. Ils s’installèrent à une table de bistrot d’aéroport, encombrés de baggages qui ne manquèrent pas d’attirer les regards. Entre deux gorgées, tandis que Berthe et le jardinier épluchaient la presse du jour, Aganticus aligna quelques succinctes réflexions à caser dans son discours qu’il voulait vif et percutant. Le sud de la France lui avait manqué, et il s’étonna de sa folie à s’en être éloigné. La Méditerranée lui insuffla un souffle d’énergie qu’il mit à disposition du défi qui l’attendait.

La désormais cultissime deuch’ verte les attendait à la sortie de l’aéroport, garée en double-file par une Solucide toute en rouge et noir. Un majordome entassait les valises à l’arrière pendant que les amis se livrèrent à l’euphorie propre aux retrouvailles. Non loin, incognito derrière son volant, un homme à veste grise et pas mouillé du col semblait les observer, et les suivit au démarrage. Mais rapidement, il fut semé par Solucide qui avait installé dans le moteur de sa deuch’ quelque matériel destiné à satisfaire sa passion de la vitesse. Elle multiplia sur la route les pieds de nez aux bolides dits les plus performants, oubliant cependant un peu vite la tendance tachophobique d’Aganticus, qui de pâle vira au bleu… Le dernier tube de Philippe Katerine remixé à l’occasion des présidentielles n’arrangea pas l’affaire, la propriétaire du canon n’étant point disposée à se laisser ouï-dire ni à éteindre le chon.

Dans la nuit chaleureuse où, étoilé et parsemé de bons pressentiments, le genre humain s’en va vaquer à sa finitude proéminente, les amis retrouvés filent comme une étoile filante sur l’autoroute des euphories relatives. À quelques routes de là, au milieu du café d’une station-essence où aura dû s’arrêter Solucide au regard des troubles manifestés par son ami malade, un couple de deux hommes est occupé à découper des cartes routières jugées peu fiables. Concentrés à retracer le parcours selon leurs impressions, ils étaient persuadés de pouvoir ainsi aboutir à l’endroit qu’ils recherchaient. Mais sur le point de finaliser l’itinéraire, ils furent remués par l’arrivée affolée d’une Berthe inquiète pour son mari. Ce dernier heurta l’un des deux hommes, qu’il reconnut aussitôt.

  • Slévichhhhhhhhhhhhhhhhh ?

  • Aganticus ?! Vieux bougre, ça alors !

  • Mais que fesses-tu au beau milieu des aires routières, vieux pingre ?

  • Aaaaaaah… J’en aurais pour un moment à t’expliquer… Mais assieds-toi, viens prendre un scotch avec nous… Si Madame y consent ?

  • Mais comment ? Vous venez de sortir mon époux de sa syncope, alors c’est moi qui invite !, s’élança Berthe.

Tout à côté, le jardinier timide se sentait quelque peu perdu, et proposa à ses employeurs d’aller chercher leur amie restée dehors. Alors que Slévich présenta à Aganticus et sa femme son ami pompiste, qu’il passait voir ici chaque fois qu’il prenait l’autoroute, le jeune garçon trouva Solucide près de la pompe à air, à demi assise sur le capot de sa deuch’, contemplant le bout braisé de sa cigarette, à moins que ce ne fût la lune. Il ne dit rien de ce qu’il se passait à l’intérieur du bistrot, saisisant sur l’instant l’opportunité que d’apprendre à connaître l’initiatrice de la cérémonie.

  • Ah mais vous vous trompez jeune homme, interrompit la sulfureuse en cuir rouge. Il s’agit désormais bien plus que d’une cérémonie… c’est un FESTIVAL !

  • Un festival ?

  • Et bien oui, tu es déjà allé à un festival non ?

  • Non, je connais juste la foire du trône…

  • C’est impardonnable ! Oui, que notre Aganticus ne t’ait jamais emmené à un festival est juste lamentable !

  • C’est pourtant pas faute d’en avoir envie…

  • M’en vais lui dire deux mots moi !

  • Non… attendez ! Je me disais qu’on aurait pu partager quelques pas pendant qu’il se remet…

  • Une balade ? Soit, pourquoi pas…

Tandis que tous deux s’éloignaient vers l’arrière de l’aire de repos où une immense forêt leur faisait face, Aganticus et Berthe avaient convenu que l’un poursuivrait la route à bord de la superbe Pluton de Slévich et l’autre à bord de la deuch’ verte. Au bout de quelques verres bien appréciés, et après avoir planché sur les guides tronqués de son ami, Aganticus se sentit d’attaque pour repartir, et Slévich l’embarqua et salua Berthe… laquelle eut la mauvaise surprise de ne plus retrouver ni son fidèle ni son amie. Elle les attendit dans la deuch’, côté co-pilote.

  • Tout cela est très intéressant, bien entendu, mais il faut retourner, maintenant…

  • Déjà? Bien, à vos ordres, Madame !

Le jardinier aurait sans doute poursuivi la balade la nuit durant, mais le festival avait sans doute déjà débuté et il ne fallait manquer le début de la cérémonie sous aucun prétexte. Mais en rebroussant chemin, ils ne retrouvèrent leurs pas nulle part, et se sentirent tout à coups seuls au milieu du monde.

  • Je crois que nous sommes perdus dans un labyrinthe, murmura la dame brune; et nous ne sommes pas loin du Minotaure…, ajouta-t-elle en remuant le nez…

(à suivre…)

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One thought on “Le Grand LAT

  1. A las sorbes, une masse de femmes et d’hommes prenait forme, s’agglutinant par rafales successives tout le long du cortège officiel servant de comité d’accueil aux personnalités qui seraient invitées à emprunter le tapis rouge. Mlle Mutuelle rôdait sa voix à l’abri des oreilles tandis que sa maquilleuse sublimait ses cils, sa coiffeuse lui sculptait un chignon et sa pédicure à ses pieds se prosternait.

    Un homme à la silhouette et au chapeau familiers arriva à pieds à l’entrée des artistes, maugréant quelques râles un peu flous au sujet du tsunami politique qui selon lui venait d’emporter le pays. « Je donne même pas un an avant qu’on ne surfe sur une vague de manif’ sans précédent! » Le gorille à l’entrée ne prêta pas attention, et exigea sa carte d’invité.

    Non mais tu rigoles, Mike ! On a changé de régime politique, mais c’est pas encore le goulag que je sache !
    – Désolé Monsieur, c’est la règle.
    – Ah ouais d’accord ouais… je vois… alors on est à gôche depuis quelques heures et Madame se met déjà à donner des instructions soviétiques !
    – Madame n’y est pour rien…

    Le pauvre Zack Morel ignorait que son ancien homme de sécurité, réembauché par la Madame en question lors de la passation de pouvoirs du Plum’art à la LAT, souffrait d’une anosognosie bien pratique pour échapper au traitement juridique de ses quelques basses manœuvres passées.

    Après avoir cédé, il entra pour la première fois dans les coulisses de la Maison, errant de loge en loge jusqu’à la sienne. Il trouva sur une table un vase et une rose bleue, ainsi qu’une enveloppe à son nom. Il reconnut l’écriture de son amie. « Y’a pas à procrastiner, elle est quand même touchante, la Sol’… »

    A l’extérieur, les strass restaient sobres malgré l’impunité de joyeux drilles déambulant ici et là. Un œil avisé ne pouvait pas manquer le militantisme de Picoti qui distribuait des tracts de défense des étudiants opposés à l’augmentation aberrante des frais d’inscription à l’Université. Profitant de la fulgurante notoriété de ses camarades pas nets pour y faire passer quelques indignations justifiées quant aux dérives politiques au Québec et l’odieuse « loi-matraque », elle se vit tout à coup offrir l’opportunité de se confronter frontalement à un opposant conservateur qui sans vergogne lui déclara :

    – Cette satanée loi n’est pas assez sévère. Les associations étudiantes et les boycotteurs ne sont pas solvables. En cas de défaut de paiement ils doivent payer par de la prison à domicile sous surveillance téléphonique. Tout boycotteur condamné à la prison à la maison qui ne répond pas à son téléphone fixe rattachée à son adresse ou pire absent lors d’une visite physique aléatoire doit immédiatement prendre le chemin de Bordeaux sans autre forme de procès. Voici venu le temps de serrer la vis. Il faut aussi abolir la formule Rand étudiante. Je ne veux plus payer pour la FEUQ avec sa démocratie plus que douteuse.

    La jeune fille n’en revenait pas : il fallut qu’elle tombât sur un rescapé de la vieille de la vieille… Un passant français lui cria: « Solidarité avec le Québec libre ! »
    Dépitée, elle s’offrit une pause champagne en compagnie d’un groupe de fans d’Aganticus, héros de la soirée et dont l’évocation du nom lui rappela la grande période des plumes noires.

    Sur la A 61, Slévich offrit à son ami une course contre la montre, espérant bien arriver au festival avant Berthe et Solucide.

    – Connaissant ma femme et sa curiosité insatiable, il est certain qu’elles auront fait de multiples détours, se réjouit Aganticus. Si ça se trouve, elles sont encore à la station-essence !

    L’homme ne crut pas si bien dire. Son épouse, mise sur son 31, explorait les sous-bois, à la recherche de son jardinier et leur amie. Mais la nuit tombant et l’inquiétude l’assaillant, elle revint au bistrot de la station pour y passer un coup d’fil.

    – Oui nounours, c’est moi, Berthe ! Je suis fortement embêtée: j’ai perdu nos amis, ils se sont éloignés et se sont perdus. Des sales gosses ! Je pense que je vais faire du STOP! Rappelle-moi ! Poutou.

    Alors qu’elle s’engagea sur le bas-côté, brandissant un pouce érigé vers le ciel, son mari et Slévich, sur une autre route, mirent fin à leur lancée en apercevant les piafs à leurs trousses. Flashés par deux radars en dix minutes, ils ne purent échapper cette fois-ci à la présence humaine des autorités. Contraints de présenter leurs papiers, ils se virent dans l’obligation d’enfiler leurs gilets jaunes et de souffler dans les éthylotests relayés dans la boîte à gants. Bien sûr, avec les verres enfilés à la station, les tests se révélèrent positifs. À l’issue de cette première opération, l’un des deux argousins leur tendit deux petits flacons de laboratoire. Les deux amis demeurèrent interdits.

    – Au boulot !, ricana-t-il.
    – Pardon M’sieur l’agent, se permit Slévich; mais qu’est-ce au juste que ces flacons ?
    – Je dirais même plus: dans quel but?, poursuivit Aganticus.
    – T’as vu ça Dédé ? J’crois qu’y sont pas clairs, nos deux anciens ! Allez, retournez-vous et remplissez-moi ces tubes ! Dieu sait ce qu’on va encore trouver dans les analyses de vos urines !

    Ce n’est point sans peine que les deux contrevenants se livrèrent à cette délicate manœuvre, entre la nuit qui tombait et l’esprit plus tout à fait clair. D’autant qu’aucun d’entre eux n’avait pour l’heure d’envie particulière. Planqués derrière la voiture, ils tentèrent tant bien que mal de remplir les récipients.

    – Vraiment pas d’peau, quoi !, s’insurgea Slévich. Je vois l’toubib que lundi, pour mes reins…
    – T’as un problème d’incontinence ?
    – Non, l’inverse…
    – Ah merde ! C’est qu’ils sont énormes, ces machins-là ! On est pas des éléphants !
    – Y’a vraiment qu’Depardieu que ça dérange pas, cette nouvelle mesure de test d’urine des automobilistes !

    La dernière opération achevée, ils se firent menottés et emmenés dans la caisse à sirènes. Slévich ne put s’empêcher de se retourner, adressant à travers le pare-brise arrière, un dernier regard déchiré à sa Pluton magnifique.

    Sur la place des festivités, les responsables de la soirée étaient des plus inquiets. Solucide restait toujours introuvable, et son portable demeurait au point mort. Mlle Mutuelle était sur le point d’annoncer la cérémonie d’ouverture, la production était au bord de la crise de nerfs.

    Dans sa loge, Zack Morel se préparait pour le LAT de la meilleure nouvelle qu’il s’attendait à recevoir. Il montra à son staff sa sérénité impressionnante. Il consulta le programme de la soirée. Envoya un texto à Eifeilo, assis au premier rang dans la salle. L’auteur de Lacanau sourit à la lecture du message, et glissa une boutade à sa voisine de gauche, la radieuse Marie-Louve. Celle-ci rit aux éclats, attirant sur elle qui quelques yeux amusés, qui quelques regards de foudre. Une musique retentit, et simultanément apparut sur scène la jeune Mutuelle toute de paillettes. La fête allait commencer…

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