Roman chorale 10

GITANES IN A BERLINE

Lâchement relâché au cœur d’une banlieue de Metro Détroit par les cinq gorilles cravatés qui avaient dû mal comprendre l’adresse, il ne me restait plus qu’à tenter de retrouver le lieu des retrouvailles par mes propres moyens. Eût-il été insensé d’oser espérer rentrer à Détroit en taxi ? Nulle occasion ne se présenta, puisqu’après dix minutes de marche à peine le long d’une autoroute, une voiture biaisa sur le bas-côté à une trentaine de mètres devant moi. La porte du passager avant s’ouvrit, comme une invitation anonyme douée d’intentions énigmatiques. Une hésitation s’ensuivit d’une décision de bon sens : je m’engouffrai dans l’obscurité de la voiture avec soulagement et appréhension. Un vieux type dont la barbe d’emblée m’impressionna, me tendit en guise de salutations et en silence un paquet déchiré de Gitanes duquel débordait une tige. Je sursautai à la vue de la danseuse gitane bravant la brume blanche et bleue, qui me ramena des années en arrière, quand à dix ans je me frayais un chemin dans la fumée omniprésente vers un grand-père occupé à tricoter ses rancunes. Dans le clair-obscur du véhicule filant vers on ne sait où, j’observai longuement le bonhomme qui était concentré à sa conduite, les yeux comptant sur des paupières épuisées pour les protéger des émanations de nos cigarettes à peine consumées. Je regardais la route .

– Des Gitanes… Êtes-vous Français ?

L’homme se contenta d’évacuer ses nombreux râles.

– J’allais oublier : où est-ce que vous allez ?… Non, parce que moi, je vais à Détroit…
– A ce compte, peut-être voulez-vous savoir aussi d’où je viens ?
– De France assurément !,
répondis-je en regardant le paquet de brunes, d’un air enjoué, presque bêtement rassuré d’avoir quelqu’un à mes côtés qui partage mes mots. Car hormis la grammaire de base et quelques expérimentations sous formes de poèmes d’après la fête, je ne connaissais pas grand chose des subtilités de la langue d’ici.
– Je reviens du salon de Détroit. Vous n’imaginez pas les innovations surréalistes que j’ai vues… De gros smartphones ambulants ! Tout est tactile, automatique !
– La routine, quoi…
– Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! En ce moment, vous êtes assis à l’avant d’une berline 200, OK ? Équipée en systèmes de sécurité en tous genres… Bienvenue dans mon nid de radars et de caméras ! Y’en a pour 22 000 dollars, là !, conclua-t-il, sur un ton conquérant.
– Vous venez de l’acheter ?
– Hahaha ! Non mais vous plaisantez, j’espère. Vous pensez que j’ai les moyens de m’acheter un truc pareil ?

N’osant en demander davantage, il finit par me confirmer de lui-même, après un troublant silence, qu’à l’heure qu’il était, il était sûrement recherché pour le vol de cette  »merveille ». Je me sentis devenir blême, et réfléchis à divers moyens de me sortir de ce pétrin. Mais je me sentis dépassé lorsqu’il me demanda de lui trouver un refuge pour la nuit et la journée à venir… avec de quoi si possible abriter ou cacher sa cagnotte. Profitant à la fois de ma fatigue et de ma fascination enfouie, il me persuada de me déposer à l’exact endroit où je cherchais à aller, en échange de quoi je l’hébergerais quelques heures, le temps pour lui de réfléchir  »à la suite ». Puis en échange de quoi encore il me prêterait sa berline. Ça ne se refusait pas !

Après plus d’une heure à filer comme une comète inconnue, nous parvînmes à l’adresse que j’avais finalement retrouvée dans la doublure de ma chemise. L’homme à qui je n’avais même pas demandé le nom, prit soin de se garer en retrait d’une ruelle, à l’ombre loin des regards curieux. Quelque peu épuisés par nos trajectoires respectives, nous nous approchâmes d’instinct vers la maison que je cherchais. Une voix criarde me fit sursauter :

– Hey ! Who are you ? Oh… Mister Child ? My name’s Bates. Je vous reconnais, je vous ai vu en photo. Nous avons été interrompus tout à l’heure… Je représente le comité Write A House et nous sommes très heureux de vous accueillir ici parmi nous. Here is the house ! Voici la maison, ajouta-t-elle fièrement ! Je ne vous cache pas que vous n’êtes pas le premier à être arrivé. Mais je ne reconnais pas Monsieuuuuur… ?
– Enchanté aussi, lança l’inconnu. Mais qu’est-ce au juste que Write A Machin ? Hein ? Ne me dites pas que j’ai atterri dans une secte !

Mme Bates se mit à rire follement, pour aussitôt après nous convier à boire un verre ; elle avait à nous montrer quelque chose…

L’intérieur, très coquet, me fit penser à celui de la femme du grand-père aux gitanes. Une sorte de musée, quoique modeste après rapide observation. Nous étions tous trois à partager, pour elle un café, pour lui une bière, et pour moi un thé. Elle disserta sur l’histoire de Détroit, tandis qu’un petit chat se mit à se glisser insidieusement dans la pièce, frôlant le mur, l’oreille alerte. Ce n’était pas pour me déplaire et dès lors, j’abandonnai toute attention à ce que disait la maîtresse des lieux au profit de ma tentative d’approche avec le félin. J’ai toujours aimé ça. Parmi les erreurs de la nature, il y a moi né humain. J’aurais dû naître chat. Bref, tout à coup, les soudaines considérations de Mme Bates sur l’actualité française attirèrent ma maigre attention. Elle prétendit que c’était une honte que l’écrivain mondain Jean-François Manatane fût nommé à l’Académie Française tout en étant soupçonné d’avoir porté atteinte à Jean D’Ormesson, ou encore que s’ouvrît le premier parc d’attractions scientologue. Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire, ce qui la fit loucher et fuir le chat, tandis que mon compagnon de route était absorbé dans la mousse défectueuse de sa bière. Je n’avais pas le courage de préciser la nature satirique du journal Le Gorafi dans lequel elle semblait prendre ses sources. D’ailleurs, je m’étonnais de cette référence et de ces anecdotes qui me paraissaient suspectes. Peu importait, pour l’heure l’urgence était de pouvoir découvrir la pièce qui abriterait mes nuits à venir et, avant tout, mon premier repos ici qui s’imposait. Mais Mme Bates n’en eut pas fini avec nous, et nous dévoila dans un air solennel ce qu’elle désirait nous montrer. Un album comportant de nombreuses photos de la maison à occuper au temps où elle l’était, brillante et sauvage à la fois, ce qui laissait présager quelques résurgences intéressantes. Je vis revenir le chat, qui semblait fébrile quoiqu’excité. Un peu comme moi… Il rôdait autour de l’inconnu à la barbe constelée d’éclats de mousse de bière, comme intrigué, voire méfiant. Je me posais moi aussi des questions.

Une voix à l’extérieur se fit entendre. »Mme Bates ! Mme Bates ? Vous pouvez m’ouvrir ? »

– Ah… Je crois que l’un de vos amis nous attend…

 

Lu 108 fois

About Author

4 thoughts on “Roman chorale 10

  1. Quelle toile ! Tant d’indices et de révélations superposés que même le chat rase les murs pour mieux y voir derrière cette tapisserie théâtrale. Dommage qu’on abandonne l’album de photos. Attendons de voir qui revient à la porte en demandant qu’on lui ouvre la porte De Write a House. J,adore ce plongeon collectif.

  2. Oh, pas possible ! Mister Child s’est débarrassé de … ceux qui l’encadraient ! Mais je vais revenir plus tard, je dois faire preuve de patience et … aller vaquer à mes nécessaires occupations …

  3. « Tricoter ses rancunes » celle là elle est trop belle pour que je ne te la vole pas un jour ou l’autre.
    Quand au fumeur de gitanes, ne craint-il pas de se faire empailler ? Mais chut, en attendant la chute.
    Nous te suivons comme un hombre suit sa Chiquita.

  4. En lisant ce roman chorale, je me disais il y a un peu du « choix de sophie » dans la pension, les sursauts et méandres des différents personnages. Drôle de coincidence…. curieuse de voir où cela nous entraîne.

Répondre à Marie Louve Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.