L’inconnu de la ligne 13 (extrait)

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Suite à sa participation au recueil ENFANCES du collectif LAT avec son texte « Fier comme Artaban », Sylvain Dupré a eu la merveilleuse idée de lui écrire une suite. Cela a abouti au roman « L’inconnu de la ligne 13 » à paraître prochainement. 

L’auteur a gentiment accepté de nous dévoiler ici le chapitre 2, et les lecteurs l’en remercient. 

 

Retiens la nuit

J’ai juste le temps de prendre une douche et de m’arranger un peu, avant de me rendre à ce fameux dîner. C’est plutôt rare que nous sortions un jeudi soir, en semaine, mais aujourd’hui est un jour particulier : ma chérie et moi fêtons les trois ans de notre rencontre amoureuse, trois ans jour pour jour, un 17 mai, à l’issue d’une réunion de travail. À poil, encore mouillé dans ma serviette roulée autour des reins, j’hésite sur la tenue vestimentaire à adopter. Pas trop guindée, mais pas trop négligée non plus. Après tout, nous fêtons un anniversaire et pas dans n’importe quel boui-boui…

Je n’ai jamais su m’habiller car je n’ai jamais appris. Ma mère nous habillait à sa façon. Nous n’avions pas droit au chapitre : ce fut le short jusqu’à l’âge de quinze ans, été comme hiver, parce qu’un short au contraire d’un pantalon, ça ne se repasse pas. Nos fins de mois me semblaient confortables ; pourtant, pour les chemises, c’était celles de mon frère, et pour nous chausser, rien de mieux que des chaussures Bata, des chaussures noires en plastique qui ressemblaient point pour point à celles que portait le vieux curé de la paroisse qui nous faisait des sermons le dimanche à la messe ! Elles me faisaient mal aux pieds. Humides et chaudes l’été, elles étaient tout autant humides l’hiver, avec le froid en plus. Lorsque les premiers frimas survenaient, je me coltinais un pull à col roulé qui me grattait le cou, doublé d’une écharpe en laine que j’égarais volontairement dans la cour de récréation. La rébellion du goût vestimentaire contre l’autorité parentale ne fut pas initiée par les deux frères aînés : nous étions résignés, moi par ma passivité, Benjamin par le désintérêt qu’il a toujours porté aux fringues. Ce fut notre petite sœur qui négocia de sérieux aménagements à l’aune de ses huit ans… J’en avais alors quinze et mon frère dix-sept. Dès lors, nous changeâmes radicalement de look sans conflit exagérément larvé avec nos parents. L’accrochage fut vif, mais rapide et décisif, une guerre-éclair. Merci Clarence ! Ce fut désormais jeans baskets bon marché, glanés dans les grandes surfaces, avant de déraper sérieusement vers des fripes de marque aussi prestigieuses qu’onéreuses. À dix-huit ans, je décrochais mon bac, et j’obtins alors le privilège de porter un jeans Diesel surmonté d’un tee-shirt Calvin Klein, et pour la frime, je m’étais offert une paire de Convers…

Mon job de programmateur musical sur Fréquence Zen, mon employeur d’aujourd’hui, ne m’oblige pas à des recherches vestimentaires compliquées : une chemise ouverte sur un simple jeans sied parfaitement au style de la station. En revanche, lorsque se présente l’occasion de paraître plus habillé en gommant mon look de mec désinvolte, les choses se compliquent et je demande conseil à Christelle. Le ton sur ton, ce n’est pas mon truc… Pour me faciliter la tâche, ma chérie m’a constitué des hauts et des bas cohérents qui pendent sur des cintres, quelque part dans une armoire.

J’entrebâille la fenêtre du salon dans un bruit de crémone à l’ancienne. Dehors, il fait encore jour. Les rumeurs de la rue me parviennent estompées par la distance qui me sépare des automobiles pétaradantes. Je me suis toujours demandé à quoi servait la bagnole à Paris. J’en ai une bien-sûr qui dort dans un box, mais elle est stockée « mob », en mobilisation. Un ami m’a appris à débrancher la batterie de ma Clio, après que j’aie subi toute une série de déboires au démarrage, consécutifs à son usage limité. Paris bénéficie probablement du réseau de métro sous-terrain le plus dense au monde et en surface, les bus sont fréquents et confortables. Pourquoi donc s’embêter avec une voiture qui par ailleurs ne trouve pas d’espace pour se garer ! Personnellement, j’adore me déplacer en métro.

Je le fais aussi dans les capitales que je visite. On apprend beaucoup d’un pays en voyageant dans ses entrailles. C’est comme si on perçait les mystères d’un corps humain dans ses cavités les plus intimes.

Mon corps mouillé goutte sur le parquet usé. Je passe et repasse sur les empreintes détrempées de mes pas humides. Il fait doux en cette fin d’après-midi, mais les nuages se baladent assez rapidement dans le ciel, des nuages cotonneux, peu annonciateurs de pluie, mais suffisamment denses pour masquer le soleil et la chaleur de ses derniers rayons. En mai, fais ce qu’il te plaît. Ben, j’hésite… Finalement, j’opte pour une tenue décontractée, mais je me couvrirai les épaules d’une petite laine, la nuit risque d’être longue.

Christelle avait bien fait les choses. Elle avait insisté pour choisir le restaurant et celui-là ne manquait pas de classe. Une trattoria plus authentique qu’une pizzéria, offrant une cuisine transalpine haut de gamme, dans une atmosphère chaude et élégante. Les parisiens aisés s’y précipitent, dit-on, en même temps que les célébrités internationales… J’adore la cuisine italienne, la dolce vita et les Vespas rouges. C’est sans doute la raison pour laquelle je m’étais mis à l’italien. Tout seul dans un premier temps, en décryptant des BD de Corto Maltese en version originale et en dévorant les magazines people de la Péninsule, puis, avec Silvia, une jeune enseignante originaire de Rome, qui m’avait initié à la conversation dans une ambiance des plus agréables. Quatre heures de cours par semaine. Avec son concours, mes progrès furent fulgurants et mon niveau dans la langue de Dante dépassa celui que j’avais atteint en anglais et en espagnol, l’année du baccalauréat.

Le décor somptueux de la salle m’intimida. Le doute s’empara de mon esprit. Je me demandai si l’ambiance romantique du lieu convenait à ce que nous voulions fêter, ou si c’était sa façon à Christelle de me faire comprendre qu’elle avait derrière la tête des projets à faire valoir. Souhaitait-elle m’enrober de miel pour me pousser dans mes derniers retranchements ? M’engager plus avec elle, on en avait déjà discuté, je n’y étais pas prêt.

Nous échangeâmes nos cadeaux en grignotant les antipasti, arrosés d’une bouteille de Prosecco frizzante. Je lui avais offert une jolie bague en argent sertie de pierres, elle, un magnifique livre de voyages avec des illustrations comme j’aime. Le dîner correspondit à nos attentes. Les plats traditionnels se succédèrent sur notre table, tous plus succulents les uns que les autres.

* Eh bien, Christelle, un si beau resto pour fêter nos trois années de vie commune… On file le parfait amour nous deux, pas vrai ? Je ne te dis pas la fête l’année prochaine et les années suivantes !

* Qui te dit que nous serons encore ensemble dans les mois et les années qui viennent ?

* Qu’est-ce qui te fait douter ?

* Toi, mon cher !

* Genre ?

* Tu ne te rends même pas compte !

* Ben, on n’est pas bien comme ça, nous deux ? On se voit régulièrement tout en contournant la routine du quotidien… Une routine qui constitue le plus formidable tue-l’amour que je connaisse, crois-moi ! Qu’attends-tu de plus de notre relation ?

* Le problème, c’est justement que nous sommes deux dans notre histoire et j’aimerais bien que tu prennes en compte mes aspirations.

* Tu gâches tout, là, Christelle !

* Par principe, si l’on n’est pas d’accord avec toi, c’est de la faute de l’autre, jamais de la

tienne. Tu ne te remets jamais en question ?

* Attends, là !

* Attends, là, quoi, Théo ?

* Je sais… Je suis incapable de m’engager, tu me le répètes assez et j’en ai bien conscience…

J’ai toujours appris à me contenter du peu que j’avais, j’ai grandi avec mes angoisses en ne demandant rien à personne, je ne veux pas être un poids, ni devenir une source d’inquiétude, tu comprends ?

* C’est bien là ton problème. Tu te contentes de ce que tu as sans te projeter vers l’avenir. Tu n’avanceras donc jamais.

* Sans doute…

* Tu as peur d’affronter les réalités, les difficultés… Tu refuses la confrontation, tu t’enfermes, tu te buttes, ou bien tu deviens visqueux comme une anguille.

* Qu’est-ce-que j’y peux ?

* Réagis ! Change !… Ou plutôt non. En fait, c’est ta fragilité qui m’a fait craquer…

* Tu m’aimes pour mes défauts, en somme, seulement pour mes défauts.

* Non, Théo, je t’aime, c’est con mais c’est comme ça. Je t’aime pour ce que tu es… C’est un tout, emballage compris.

* Ah, je suis un paquet, c’est toi qui le dis… Un paquet ficelé à prendre ou à laisser. Alors, choisis !

* Hum, je te prends comme un paquet cadeau… Mais justement, je voudrais aller plus loin dans notre relation. Me réveiller le matin dans ton lit en me disant, demain, ce sera pareil et après-demain, aussi. Ne pas être un simple créneau horaire dans ton agenda, partager plus de choses ensemble, rencontrer ta famille, faire une croisière en amoureux…

* Ma famille… Elle n’apporterait aucune plus-value à notre relation… Quant à la croisière, on n’a pas le fric…

* Alors, fondons une famille ! Une famille à nous deux, rien qu’à nous deux, j’aimerais tant que tu me fasses un enfant…

* Nous y voilà ! Je suis déjà le tonton gâteau d’Anatole et Marine, les deux morveux de mon frère, c’est bien suffisant… Et puis arrête de passer d’un extrême à l’autre. Une croisière ou un minot, tu ne m’offres qu’une seule alternative en somme…

* Calme-toi Théo, tu es la personne à laquelle je tiens le plus, tu le sais bien. Tu es curieux de tout, créatif, artiste, intelligent. Tu as pas mal voyagé, tu prends du recul sur des situations difficiles qui m’effraieraient au plus haut point, tu réussis à t’en dépêtrer en démêlant le vrai du faux, mais il y a un problème que tu n’arrives toujours pas à résoudre : tes rapports avec les gens. Et quand je parle de rapports, je veux dire les rapports intimes, les rapports de couple.

* Je te croyais plus tolérante…

* Là franchement, je ne sais pas comment tu évolueras, si tant est qu’un jour tu évolues. Je ne t’imagine même pas dans cinq ou six ans.

* C’est simple, dans cinq ans, j’aurai trente-sept ans et dans six ans, trente-huit.

* Fais le malin, fuis, fuis encore. Tiens, par exemple, je n’ai jamais vu un garçon aussi désordonné que toi. Ton frigo est toujours vide. Tes tableaux traînent sur le parquet dans l’attente d’être un jour pendus au mur. Ton linge n’est pas rangé. Ta voiture tombe toujours en panne quand on en a besoin, c’est le grand bordel, quoi…

* C’est la réaction naturelle à l’obsession de ma mère pour l’ordre.

* Tu construis un mur autour de toi. Ton problème, Théo, c’est qu’à force de le construire, tu deviendras toi-même le mur, on pourra toujours le parcourir, mais on ne pourra plus venir jusqu’à toi et tu te retrouveras seul comme personne !

* Là Christelle, tu exagères un peu, non ?

Que rajouter à ce flot de vérités… Rien, absolument rien, sinon que ma chérie était dans le vrai ce soir-là comme bien d’autres soirs d’ailleurs, et que je faisais preuve d’une fieffée mauvaise foi.

* Tiens ! finit-elle par me dire, l’autre jour, lorsque tu m’as expliqué de façon volubile et avec force détails, les techniques d’assemblage de ta maquette, une Alpine Gordini des années soixante-dix, je me suis dit : mon homme, c’est un gamin, c’est un vrai gamin !

La nuit était belle. Les nuages de l’après-midi avaient laissé place à un ciel étoilé. Il se faisait tard, et malgré la douceur printanière, nous ne nous étions pas attardés sur les plus belles avenues des plus beaux quartiers de Paris. Nous avions simplement pressé le pas jusqu’à l’Arc de Triomphe, encore plus majestueux de nuit dans ses habits de lumière et nous prîmes là le métro pour rentrer chez elle, de l’autre côté de la Seine, dans son deux-pièces de la rue Liancourt. J’avais trop bu. Trop bu pour moi, c’est plus de quatre verres. Christelle est une excellente cuisinière, mais elle ne fait aucune différence entre un Bordeaux d’appellation contrôlée et un vin de table dans son emballage tetrapak, du coup, il m’arrive très rarement de déboucher la bouteille. Mon quotidien, c’est plutôt l’eau du robinet préalablement filtrée. Lorsque j’ai trop bu, je suis joyeux et je parle fort. Christelle eut toutes les peines du monde à me faire taire au milieu des rares usagers de la rame, aux mines en apparence impassibles et détachées. On se fit contrôler par plusieurs flics en embuscade dans un couloir du métro. L’un deux me sermonna, sans que je fusse en état d’en comprendre la raison, et nous rejoignîmes le coquet appartement de ma chérie.

Cohabiter tout en découchant, suppose une organisation. J’ai deux brosses à dents, une ici, une chez moi, des lots de Gillette jetables, des fringues de secours et un pyjama. Après nous être brossés les dents, nous nous enroulâmes nus dans les draps. Christelle n’est pas la première femme à m’avoir appris que le concept de « nu » n’a pas le même sens pour un homme que pour une femme. Pour nous les hommes, nu, c’est à poil, la quéquette à l’air ; pour les femmes au contraire, nu, c’est avec le slip et parfois même le soutien-gorge ou un haut de pyjama. Ce soir-là, je n’étais pas très vigoureux, mais Christelle n’avait pas envie de dormir et elle retira sa culotte. Elle prit l’initiative, comme souvent. « Laisse tomber, ça va pas le faire… », alertai-je. Mais Christelle ne s’en laissa pas compter aussi facilement et elle a la technique. Très vite, je me relâchai, soumis, allongé sur le dos, les bras en croix. Ma chérie me pénétra, et au terme de plusieurs minutes d’intenses ondulations, elle atteignit l’orgasme en coulant comme un robinet d’eau chaude. Ma compagne est du genre femme fontaine et dans cette position, je suis immanquablement trempé, comme si j’avais fait pipi. Nos rapports ne sont jamais très longs, notamment dans ce cas de figure où ma jouissance va au bout du bout en glapissant des gémissements rauques sortis de je ne sais où, et lorsque Christelle m’en demande plus, je lui réponds malicieusement : Paganini non ripete.

Ce bon mot, je l’avais appris de Silvia, mon enseignante d’italien. Elle m’expliqua un jour, que le sulfureux compositeur et violoniste Nicolò Paganini était connu pour son refus de répéter ce qu’il venait de jouer, au motif qu’il préférait l’improvisation. Depuis lors, l’expression « Paganini non ripete » signifie : refuser ostensiblement de reformuler une phrase ou de répéter un geste. Mais

Silvia, malicieuse, me précisa dans la foulée le sens détourné de la formule. Parfois, les femmes italiennes insatisfaites par la prestation de leurs partenaires au lit, revendiquent une nouvelle part du gâteau. Et lorsque pour toute réponse, les mâles, repus et la queue en berne, piquent un roupillon, leurs compagnes leur lancent alors sur un ton narquois, lourd de reproches : « je vois, Paganini non ripete ! »… J’ignore si ma prof d’italien, insatisfaite de son propre vécu, m’avait lancé un message subliminal, mais j’avais trouvé l’expression savoureuse et en tout cas particulièrement réaliste. Les mecs qui se vantent de faire l’amour à une seule femme dix fois dans la nuit, je n’y crois pas, à moins d’être une star du porno comme Rocco Siffredi. Pour ma part, n’étant pas une bête de sexe, je me sens solidaire des hommes qui se contentent d’une seule fois, parfois de deux… Certes, le « jamais deux sans trois » m’était déjà arrivé, mais uniquement pendant des trips libertins. Mi dispiace Silvia !*

* Désolé Silvia !

 

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