Chapitre 3 : 27 minutes et 3 corbeaux

Mon amie me connaît si bien. Même quand elle me fait faux bond, elle sait me charmer.

0’00 Le Quartet No 16 Op 135 en F majeur de Beethoven dans les oreilles, j’entame une longue marche de 27 minutes comme elle me l’a préconisé. Je n’ai pas réfléchi à la direction que je devais prendre, et j’ai suivi le hasard : un vélo accroché à un feu tricolore a attiré mon regard amusé et c’est par là que je suis allé. Je n’ai pas trop l’habitude de marcher avec des écouteurs dans les tympans, cela perturbe mon équilibre, ma gravité. Mais porté par le rythme endiablé du chef d’œuvre musical, je me sens léger et vois la mobilité des passants et des voitures comme une danse immense magnifiquement coordonnée. Un ballet où humains et robots sont en harmonie les uns avec les autres. Comme un cosmos né du chaos urbain, et dont je n’ai d’autres choix que de rejoindre… ou que de fuir pour ne pas perturber ce bel équilibre. Je marche de plus en plus vite, au rythme des pensées qui envahissent mon esprit. Des pensées en vrac. Joyeuses. Un corbeau me suit, l’air de rien, voguant d’arbre en arbre.

11’24 Jusqu’au doux interlude aux violoncelles qui oriente mon esprit vers plus de recul. Un brin mélancolique, je m’apitoie sur le sort d’un chien-spaghetti planté au milieu du trottoir, et dont les yeux sont aussi défoncés que ceux de son maître. Ce dernier porte de superbes dreadlocks, et a semble-t-il voulu faire son chien à son image… Je culpabilise : ai-je vraiment raison de me trouver ici, alors que tant de projets inachevés m’attendent en France ? Ne vais-je pas en décevoir certains, par mon absence et ma propension à, encore, remettre au lendemain, au surlendemain, ce que j’aurais dû déjà terminer ? Le temps n’est-il pas si cruel pour que je me permette ce genre de luxe ? Un deuxième corbeau me survole de près et engage un virage à gauche, me faisant bifurquer de mon intention initiale.

20’29 La reprise enjouée du Alban Berg Quartet me fait me ressaisir. Le soleil me réchauffe la peau, l’air devient meilleur à mesure que je m’éloigne des grandes avenues. J’avance à vive allure. Je me trouve non loin du quartier populaire de Kreutzberg, où vivent d’importantes communautés – turque, kurde, homosexuelle, punk, bref le monde ! Je m’achète trois beureks, spécialités turques au fromage. Puis me retrouve devant la Urban Spree Gallery, où m’accueille un gigantesque champignon bleu. Je pense à un champi hallucinogène, et j’ai l’impression que dans ce contexte survolté, les notes de Beethov’ ont sur moi le même effet. Un troisième corbeau rejoint les deux premiers, qui continuent de m’observer du haut de leurs arbres. Il s’engouffre dans le lieu énigmatique. Je pénètre dans ce qui s’avère être une véritable mini-ville. Un choix de rues désertes s’offre à moi. Un labyrinthe comme j’aime ! J’y déambule comme ce petit chat argenté conçu en bas d’un mur et portant un cœur plus gros que la tête. Les trois corbeaux me suivent. Ils sont beaux… Je passe devant des squats collectifs, où se regroupent des artistes, des jardiniers adeptes de la permaculture, des gens partageant des valeurs communes… On appelle ça des Wohnprojekt. Non loin, un lieu d’exposition équipé d’une boutique pour touristes est investi par un artiste chinois qui, en live, procède à une fresque murale effectuée sous l’effet d’une danse surréaliste et magnifique. Quand je reviens à l’entrée de ce village coloré, au pied du grand champignon bleu, je m’assoupis tandis que la musique touche à sa fin.

Un cri strident me sort de mon sommeil. Un cri semblant venu d’ailleurs, somme de plusieurs voix qui auraient fusionné.

– On est lààààààààààààààààààààà…

Quand j’ouvre les yeux, je vois l’amie Sophie, dédoublée. Puis en triple. Mais le visage de ses clones n’est pas le sien. Il me semble reconnaître, chez le premier, le visage de Claire, notre amie commune, et chez le second celui de Zack, qui porte la même coiffure et la même chevelure brune-corbeau que les deux autres.

Spontanément, je pouffe. Puis je suffoque, et prends peur…

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