TANIA ET LA MALEDICTION

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TANIA – 1 (Reprise)  la malédiction

 

D’un mouvement brusque de la tête, Tania rejette en arrière ses longs cheveux bruns, puis relevant le menton jette un regard  au ciel. Le défie – t-elle ?  Pour le moins, elle le presse de questions, l’ air bravache, histoire de lui redire qu’elle ne s’en laissera pas compter ; le Ciel, qui a été injuste envers elle, devra s’expliquer tôt ou tard. Jamais, peut-être ?  Elle sait ! Mais ce combat démesuré la pousse en avant.

 

Au lycée technique, José et Tania sont devenus inséparables et ont pris l’habitude de se retrouver loin de leurs camarades de cours à l’heure des pauses. Durant un certain temps ils furent l’objet de leur raillerie mais aujourd’hui personne ne leur prête plus attention ; en apparence du moins car le bonheur fait toujours des envieux : parfois, José notait la convoitise, à l’égard de Tania,  dans la prunelle allumée de quelques uns qu’ils croisaient et ça avait le don de l’exaspérer prodigieusement ; Tania devinant sa hargne la désamorçait par un sourire de connivences, puis  elle haussait les épaules autant pour exprimer son dédain que pour tout relativiser ; elle n’aimait pas la jalousie : « Qu’il tienne à moi, c’est normal mais non, pas ça ! »

C’est sûrement pour cette raison qu’elle éprouve  de la réticence à ce qu’il lui tienne la main quand ils se retrouvent en société : « On n’appartient à personne, on n’est pas l’objet de l’autre. Avancer ensemble, d’accord, partager du bonheur, oui ! »

 

Dans la cour du lycée la bise s’est installée, rafraîchissant sérieusement l’atmosphère. Le regard sombre et profond de Tania abandonne, le ciel décline, puis s’accroche aux aspérités encore humides du mur en béton : la veille, la pluie en rangs serrés, l’a frappé de ses larmes.

 

 

Tous les murs font des prisons où l’espoir implore le Ciel : Tania ne saurait s’évader car des chaînes trop lourdes blessent ses ailes. «  José, pense –t-elle, c’est différent…les hommes ne sont-ils des demi-dieux ? Et puis José, c’est beaucoup d’amour, pas un miracle ! Oui, un rayon qui tient chaud, toujours présent, tout autant dans l’allégresse que la tristesse. Pourtant, on a beau être proche, l’autre ne peut, ou ne sait pas tout voir. Moi, je meurs à petits feux et lui ignore tout. Je lui cache si bien… »

 

José l’observe. Il ne sait résister à l’envie de lui  mordiller le lobe des oreilles. Elle feint l’indifférence. Alors il explique : «  Tu es si belle, tellement désirable, comme ne serais-je pas tenté ? ».

Elle dit encore :

–         Est-ce qu’on aime quelqu’un uniquement pour sa beauté ?

–         Non, mais pas pour sa laideur…Ce qu’on aime est toujours beau, l’amour rend aveugle !

–         L’idéal, c’est d’être aimé pour ce qu’on est réellement !

–         C’est ainsi que je t’aime Tania !

–         Difficile de connaître ce qui t’a déterminé, alors ?

–         Je ne le sais pas moi-même. En fait, tu es un cas des plus complexes, mais franchement, mon amour, pourquoi chercher si loin. C’est ainsi, tu me rends fou !

 

Cette considération retient quelques secondes l’attention de José : à s’observer en plein bonheur on trouve la plénitude.

 

Puis Tania  lui demande soudainement sans transition :

–         Qu’est-ce qu’ont dit tes parents quand tu leur as annoncé ta décision de vivre avec moi ?

–         Ils m’ont observé avec un petit air amusé !

–         Ha ! Amusés ? S’étonne Tania.

–         Ils savaient que ça se passerait comme ça, que ce serait logique, et que je demanderais pour la forme !

–         Ha, ils savaient ! T’ont-ils fait suivre ? Ironise Tania.

–         Parfois les parents devinent ces choses. Il  leur

–         a suffi  de m’observer : difficile de leur cacher que je suis très amoureux !

A la façon dont il vient de parler d’eux, Tania sent la profonde affection qu’il leur voue.

 

Etrange Tania qui désarçonne son compagnon en se montrant soudain plus distante. Agit-elle ainsi consciemment ? Pourquoi les rapports privilégiés de José avec ses parents devraient – ils la troublée ? Quelque chose s’est raidie en elle.

Finalement, le silence balaiera encore une fois les questions embarrassantes.

 

Elle dit seulement : « José, est-ce que tu as remarqué comme le mur d’en face est fissuré. Suis mon doigt, en partant du bas c’est à trois mètre sur la droite. »

–         Oui, je vois !

Il se tourne vers elle, voudrait l’embrasser. Elle se dérobe et poursuit : « Ca ne sert à rien de colmater les brèches, c’est comme une blessure : le coeur est brisé  et l’âme s’envole. Le coeur pourrait vivre comme le mur plusieurs siècles durant qu’il ne livrerait rien, à moins d’un tremblement de terre. Certaines plaies sont incurables… »

 

José la prenant par les épaules :

–         MIRAEL te manque, n’est-ce pas ? demande- t-il avec une infinie tendresse, de sa voix chaude et profonde.

–         Ho, oui, alors ! Admet-elle rapidement.

–         Ce soir, tu vas pouvoir me parler de lui…

Lui coupant la parole, elle précise :

–         Pour raconter MIRAEL SUCIC, une soirée ne suffira pas : on ne peut se contenter de résumer la vie d’un tel prince !

Tania se fait plus lointaine comme si ses regards captaient des séquences de vie dans le désordre : instants de bonheur et chaos. Tania se reprend : «  Et non seulement MIRAEL, il me faudra te raconter tous les autres ! »

–         Je ne demande pas mieux Tania ! Affirme José.

Ils ne peuvent pas poursuivre ce dialogue car la pause prend fin et les cours vont reprendre. Elle dit : «  C’est d’accord, je commencerai ce soir ! »

 

José note avec sérieux en indiquant la façade : «  Cette fissure, c’est sûrement le résultat du dernier tremblement de terre, environ six sur l’échelle de Richter si je  me souviens bien. Ca laisse des traces ! »

 

***

 

Pour José et Tania, cette année est de la plus haute importance : en juin, ils passeront un BTS en informatique.

José qui n’a pas encore quitté définitivement sa chambre chez ses parents a appelé : « Je reste avec Tania, nous devons réviser des cours importants, vous comprenez ? » Sa mère en a conclu un brin ironique : « Evidemment, le motif est valable ! »

 

José s’est installé à la table en merisier du salon, juste en face de Tania. Avec cette distance entre eux, ils peuvent travailler sans être tentés de se câliner. Il y a un temps pour tout. Ainsi quelques instants plus tôt ils étaient enlacés et la passion aidant, ils auraient pu poursuivre à l’infini ce tendre tête à tête. Qui des deux avait lâché prise ?

Ils étaient convenus de bosser et l’un et l’autre conscients de l’obligation  qu’ils avaient de réussir pour assurer leur avenir.

 

La nuit berce le jour agonisant ; elle s’étire et baille telle une chatte ronronnante. C’est l’heure où le regard de l’un absorbe celui de l’autre sans le capturer tout à fait : c’est une douce domination  qui précède l’échange final des petites morts et des confidences.

 

José, observant Tania, éprouve un sentiment singulier qu’il ne parvient à analyser totalement : l’harmonie troublante que suscite la lente fusion de l’ombre et de la lumière ; et serait-elle provisoire qu’elle génère à tout le moins une rupture véritable. C’est une métaphore dérangeante,  il décide passer à autre chose.

 

Les écouteurs d’un lecteur de cassettes, fixés à ses oreilles, Tania est enfermée dans sa bulle : elle travaille beaucoup mieux en s’accompagnant d un  fond musical ; Mozart, Manet, Berlioz, Vivaldi et quelques autres l’encouragent à leur manière. De temps elle rejette nerveusement une mèche rebelle qui tombe devant ses yeux.

 

Cette façon de bosser amuse beaucoup José dont les goûts musicaux sont très différents et qui, lui, a  besoin de silence pour se concentrer.

 

Sur le chemin du retour, ils ont acheté un plat cuisiné pour deux personnes. Rien de plus pratique : c’est tout prêt. C’est Tania qui sort  la première de sa bulle :

 

-Je suis affamée, pas toi ?

– Je meurs littéralement de faim…je vais me payer un malaise hypoglycémique ! Surenchérit José.

 

Tania rassemble ses bouquins qu’elle dépose sur la vieille commode en merisier ; un meuble dépareillé, comme le reste du mobilier, réduit ici au strict minimum dans cette chambre d’étudiant.

 

Le plat préparé qu’elle a mis à réchauffer dans le four exhale un fumet des plus appétissants. José se précipite pour dresser la table et ironisant : « Madame devra se passer de nappe ce soir ! »

Tania l’observe en silence. José perçoit son regard, se tourne vers elle, s’étonne : « Que se passe – t-il ma chérie ? »

Comme elle reste muette, il insiste : « Alors, quoi ? »

–         Nous deux, c’est si fort !si tu savais combien je t’aime ! Dit-elle haletante, s’exprimant d’une voix blanche, qu’on dirait prête à se briser.

–         Et ça va durer ?  Lâche – t-il confus.

–         Comment peux-tu en douter, ça me fait mal comme tu parles !

–         Je plaisantais, voyons ! je ne suis pas habitué à de telles déclarations, c’est tout !

–          Un instant je t’ai réellement pris pour un goujat !

–         Te voilà rassurée, non ?

–         Je ne sais pas, ça me laisse perplexe ! Minaude – t-elle  en jouant.

–         Ce n’était qu’une plaisanterie, affirme José.

–         d’accord ! Je ne peux que te croire.

 

« Alors, pourquoi cet air songeur et ce haussement d’épaules ? s’interroge Tania »

 

Puis s’asseyant le premier :

–  Femme, je meurs de faim ! Lance José en saisissant gaillardement le manche de la cuiller

– Tout de suite Maître !  Ce sera un filet de lieu jaune sur un lit d’oseille ! Je précise à monsieur que notre poisson a été pêché aujourd’hui même ! Dit-elle en déposant le plat fumant sur la table.

– Excellent, vraiment tout est parfait !

 

Tandis qu’ils se restaurent, Tania note le petit nuage qui assombrit José, semblable à ce petit quelque chose qu’elle a perçu quelques instants auparavant. Aussi s’enquiert-elle avec douceur :

 

–         Quelque chose t’a contrarié ?

–         Non, rien !

–         Ne triche pas, je commence à bien te connaître !

 

José hausse les épaules, Tania insiste :

-Allez tu peux m’en parler ?

 

Il hésite encore. Quelques mimiques traversent son visage qui sont autant d’échappatoires, et qui marquent aussi un léger agacement. Finalement, la douceur l’emporte sans pouvoir gommer cette ride naissante qui barre discrètement son front basané. Ainsi, peut-être, s accorde –t-il un répit en gardant le silence ?

 

Rivée à son regard, Tania  attend patiemment.  José se rend et  c’est d’une voix brisée par l’émotion qu’il s’élance : «  Ne me quitte jamais Tania, ça me rendrait fou ! »

–         Qu’est-ce que tu vas chercher ! On s’aime, n’est  ce pas le plus important ?

José hoche la tête en signe d’assentiment.

Tania lui caressant la main : «  Tu es sot, il n’y aura jamais que toi, promis,  juré ! »

–         C’est vrai, je suis stupide, excuse – moi ! murmure José, confus. Et il ajoute immédiatement après : tu me connais peu !

–         Tu m’as séduite, José Mankiewic, et mon intuition  m’a guidée, voilà, c’est aussi simple que ça !

–         Ca n’est pas risqué ? rétorque José amusé.

–         C’est juste, on peut découvrir plus tard la véritable personnalité de celui dont est amoureux !

Ce disant Tania s’assombrit à son tour. José s’inquiète de ce  brusque changement d’humeur :

« T’ai-je blessée, mon amour ? » demande – t- il se rapprochant tendrement de Tania.

–         Non, rien, vraiment…enfin rien qui te concerne, murmure- t-elle hâtivement.

–         Tu sais, je peux tout entendre ! Insiste José.

 

Un éclat particulier traverse furtivement les grands yeux de la jeune femme, visiblement émue, avant de sombrer, semble t-il, dans la confusion d’un naufrage intime.

–         Rien, je te dis ! Dit-elle à nouveau d’une voix à peine audible.

–         Nous avons juré de tout partager, alors ?

A ses mots, Tania désemparée, sanglote doucement. Un peu déstabilisé, José l’enlace et la berce. Tout d’abord réticente Tania se blottit tout contre lui.

Lui-même,gagné par l’émotion José regrette :

–         Ma Tania, chérie. Je suis stupide de t’avoir mise dans cet état. Je suis impardonnable, vraiment !

–         Ce n’est pas ta faute, c’est ma vie…

–         Ta vie ?

–         Oui, je porte en moi un poids énorme et j’en ai honte parfois ! Si, je t’assure, José.

–         Je t’ai dit qu’à nous deux nous pourrions porter dans nos bras le monde entier !

–         Je sais…Tout de même ! insiste –t –elle  sibylline.

–         Tu exagères peut-être ?

–         Vraiment pas ! Lâche – t – elle dépitée.

–         D’accord Tania, alors il faut en parler, affronter ensemble la réalité aussi horrible soit-elle ! Conclut José très convaincant.

 

Puis, souhaitant couper court, José stoppe les mots à ses lèvres, lui vole un baiser aussi fougueux qu’inattendu. Tania répond délicieusement à cette passion soudaine. Puis, comme si elle se ravisait, se dégage vivement en proie à une sorte d’étouffement, avant de préciser : «  D’accord José, mais attends – toi au pire ! »

–         J’y suis prêt !

–         Tu devras faire preuve de patience car l’histoire est compliquée. Je commencerai à te raconter dés ce soir.

José sourit l’air moqueur .Puis,  lui posant les mains sur ses épaules, il dit encore : « Nous verrons bien…ne t’inquiète pas à l’avance ! »

 

Dans le même temps,  José s’amuse à dessiner d’un doigt les traits extraordinairement beaux du visage de la jeune femme ; il affleure le divin en s’imaginant en être le Créateur. Par jeu, il se livre aux premières esquisses dans un élan qui décuple ses forces  mais il n’ignore rien : Tania est un joyau et, lui, un simple spectateur. Ca ne le chagrine pas car, au fond de l’âme, qui gagne le plus en plaisir ? Est-ce davantage celui qui crée que celui qui découvre ? Reste cette part du divin qui accorde autant à l’un qu’à l’autre, et sans que nous en puissions mesurer le processus distinct qui l’autorise : à l’heure du bonheur, le divin offre en partage la plénitude.

 

Tania stoppe les mains de José avant qu’elles ne s’aventurent en ces endroits qui annihileraient chez elle toute résistance. Elle l’entraîne vers le lit : «  Viens, je vais te raconter ! »

 

***

Allongée aux côtés de José, les mains  réunies sous la nuque, Tania cherche dans sa mémoire les chemins d’un temps révolu ; le plafond écaillé limite sa quête mais bien vite il se brouille, s’estompe pour laisser place aux souvenirs :

 

« C’était la fin d’une journée ordinaire l’année de mes 15 ans. Rentrant du Lycée, Je prenais congé d’une copine plutôt délurée que j’aimais bien et je me sentais légère et gaie. Heureuse, quoi ! Je me réjouissait à l’idée de retrouver maman à l’heure du thé. Katia m’attendait toujours avec le même bonheur.

 

« Depuis quelques temps, trois ou quatre semaines peut-être, elle avait beaucoup changé : je la trouvais tourmentée, anxieuse, fébrile. J’avais bien tenté de la questionner à ce sujet mais elle éludait toujours la réponse, en me servant toujours cette phrase toute faite ayant pour but de m’apaiser :

« Ce n’est rien, chérie…un mauvais passage. Ca va passer ! »

 

« Ce jour là,  en gravissant l’escalier qui menait à l’appartement, je perçus des éclats de voix dont l’intensité m’alerta ; une fois encore, j’allais assister à une scène de ménage.

Ces derniers temps Katia et lui se chamaillaient à tout propos : un grain de sable dans leur relation détruisait leur relation de couple. Qu’aurais-je pu faire ? Rien évidemment, cela dépendait uniquement d’eux. »

 

Tania se blottit contre José qui la caresse doucement avec d’infinies précautions. Il devine qu’à cet instant, justement, elle est délicate comme le serait une pièce rare et fragile.

Craignant aussi qu’elle ne s’enferme dans sa coquille, il s’abstient de la distraire par commentaire banal. Ou même maladroit.

 

Le silence se gonfle d’importance avant d’être rompu : ses entraves sont lourdes  et, bien souvent, ce n’est qu’une fois délivré qu’il révèle les prisons.

Univers carcéral de l’esprit, longtemps impénétrable,  que seul l’amour parvient à libérer.

 

En effleurant les joues de Tania, José recueille une larme, puis deux. Et viennent les paroles empreintes d’émotion déjà prêtes à se briser. Tania supplie dans un murmure : «  Coupe la lumière, je t’en prie, mon amour ! »

-D’accord, tu as raison !

 

Plongés dans l’obscurité, serrés l’un contre l’autre, ils demeurent immobiles. Les flashes d’une enseigne lumineuse les harcèlent à intervalles réguliers les enveloppant furtivement de son voile vert pâle ; ils s’imposent finalement comme s’ils étaient les battements réguliers du cœur de la nuit.

 

Les caresses  appuyées de José laissent Tania sans réactions : son esprit est ailleurs car ce qu’il porte est bien trop lourd pour qu’il en fût distrait même à ce prix.

Elle dit :

–         Il faut que je te raconte tout. Surtout, sois gentil, ne m’interromps pas !

–         Promis, juré !

 

«  La dispute gagnait en intensité. A un point tel que j’en restais comme pétrifiée, en arrêt sur le palier, ne sachant plus que faire.

Aux insultes et invectives succédèrent des bruits, comme si on bousculait brutalement les meubles. Et puis ce fut des bris de vaisselle. C’est si loin !

 

Je me souviens qu’à un certain moment Tania supplia : «  Arrêtes ! Tu es devenu complètement fou ! »

Cela dépassait ce que je pouvais connaître de leurs scènes de ménages habituelles. Pourquoi, dans ces circonstances et ce tumulte, appelais-je de toutes mes  forces ces images d’un temps où nous vivions heureux. Hélas, tout cela était bien révolu.

 

Lui la traita alors de : «  salope ! » Un sentiment de révolte et de solidarité me rapprocha de ma mère mais je restai pétrifiée et inopérante. C’était par peur, sûrement, mais comment l’enfant que j’étais aurait-elle pu arrêter cette tempête ?

 

Puis Katia hurla : « Je t’en supplie pas ça, pas ça, non…s’il te plaît ! »

 

« Derrière la cloison qui nous séparait, j’imaginais le regard affolé de ma mère. Un regard extraordinairement beau, tout en velours foncé, surtout quand l’amour ou la tendresse l’habitait. Beau, dans la tristesse aussi ; en tous les cas ils exprimaient avec éclat  un indicible émoi, toujours contenu. Je souffrais de ne pas pouvoir la rejoindre dans l’instant.

 

« Aujourd’hui, en ce moment, j’entends distinctement le bruit sourd d’une chute puis ce silence atroce qui n’en finissait pas. A cet instant j’osai entrer dans l’appartement… »

 

Tania sanglote doucement pendant que José tente de la consoler. Il s’abstient de relancer les confidences. Pourtant, elle n’en a pas terminé :

 

« Lui, il ne m’avait pas entendu rentrer. Je pressentais le pire, j’osai appeler : «  Maman, Katia, où es-tu, réponds- moi s’il te plaît ! »

Soudain il me fit face. Durant deux ou trois secondes nos regards s’affrontèrent et je me dis qu’il se trouvait dans un état second ; en tous les cas, jamais je ne l’avais  jamais vu sous cet aspect là.

Soudain il prit vraiment conscience de ma présence, de la situation dans la quelle il se trouvait : à ses traits décomposés, au rictus qui déformait sa lèvre inférieure, je perçus de la haine mais aussi de l’effroi. Sur le coup à le voir désemparé,  je ressentis étrangement de la pitié et aussi, je l’admets, de l’affection à son égard.

 

Je revins à la réalité quand il me lança brutalement : «  Allez dégage ! »

Courageusement je l’interrogeai : «  Où est maman, qu’est-ce qui s’est passé ? »

 

Il me croisa en me bousculant et en affirmant : «  Tout ça, c’est de sa faute, une pute…et toi tu seras pareille ! »

Puis il claqua violemment la porte derrière lui et disparut.

 

Je me précipitai dans la salle à manger où je découvris le corps de Katia,  recroquevillé, agité de soubresauts,  baignant dans une mare de sang ; Un long couteau de cuisine était planté dans son dos, je le retirai rapidement, sans trop réfléchir,agissant tel un automate.  Au moins cinq points d’impact marquaient outrageusement le corsage fleuri qu’elle avait choisi de porter ce jour là.  Le sang jaillit de nouveau et je tentai  inutilement de poser ma main sur la plaie.

Effrayée, je  la suppliai : «  Maman, de grâce, réponds- moi !  J’appelle du secours…mais dis – moi quelque chose…oui, quelque chose..»

 

Elle ouvrit ses grands yeux. Je me souviens comme ils m’enveloppèrent : j’étais son bébé. Dans un soupir, elle parvint à se faire comprendre : «  Tania…Toi…Ho ! Ma petite fille chérie … »

 

Je sentais bien qu’elle s’accrochait à moi comme à la branche qui aurait pu la sauver. Un dernier sursaut effaça la vie dans ses yeux désormais vides.

J’ai appelé les secours, j’ai fait de mon mieux. Trop tard.

Demeurent certains détails qui m’échappent aujourd’hui : ma mémoire vient sûrement à mon secours en prétendant l’amnésie. Parfois je le souhaiterais mais on n’oublie jamais de telles histoires. C’est affreux …et  c’est assez pour aujourd’hui !

 

José acquiesce en la serrant plus tendrement encore. Il la berce et boit à ses larmes comme s’ils avaient partagé le même calice. Puis il lui souffle à l’oreille : «  Je vais t’aider mon amour… je suis avec toi…Promis…Maintenant, il faudrait que nous dormions un peu, non ? »

 

Tania s’abandonne totalement aux caresses de José, au temps présent, à l’amour, au cœur de la nuit frémissante.

 

 

 

***

 

En cette fin de journée, José et Tania se retrouvent à Grand Place. Ils ont pris place à la terrasse d’un bar, situé parmi d’autres commerces dans la galerie marchande de l’imposant Centre commercial Carrefour à Echirolles.

 

Ils en  ont pris l’habitude de venir là consommer en bavardant paisiblement ; il leur est très agréable de discuter de tout et de rien en regardant la vie passer ; un monde cosmopolite va et vient avec ses propres préoccupations : deuils et joies, bonheurs et peines. Et puis l’amour avec ses premiers rendez-vous et ses ruptures. Un grand film se joue devant eux avec en fond sonore la voix éraillée et pathétique de Richard Cocciante.

 

Parfois un visage s’impose avec le poids de son histoire ; certes cela tient à leur imaginaire, mais ils en prennent involontairement leur part, s’en trouvent profondément influencés, comme si le panorama à l’instant même  se délitait,  brusquement s’effondrant sous le poids de sentiments longtemps contenus.

 

Aujourd’hui Tania ressent profondément cette espèce de spleen. En tout cas, plus que José. Serait-il moins sensible qu’elle ? A vrai dire, elle ne veut pas le tourmenter et elle s’abstient de se livrer totalement. Après tout, ils ne se connaissent pas suffisamment. Et se connaît-on jamais totalement ? Un frisson s’empare d’elle : « Non, pas toi ! » pense – t-elle vivement en considérant son compagnon.

 

L’instant d’après, croisant le regard langoureux de José, elle succombe à sa séduction chassant ainsi de son esprit  une menace improbable ; pourtant l’amour et la raison se disputent  le privilège et laissent bien sûr planer  le doute : « Il a pris tout la place dans ma vie. Nous sommes heureux et nous usons sans compter de ce bonheur nouveau. Nous nous chérissons mutuellement, mais que partageons – nous ? L’amour se partage- t-il dans les faits …car pour porter ensemble le meilleur comme le pire ne faut-il pas en connaître l’objet ?

D’ailleurs…le bonheur ne se définit pas aussi facilement…ne se mesure pas : quand on le vit, il coule d’une source que rien ne devrait tarir ; à moins qu’un incident fâcheux ne survienne, installant du même coup l’absurde. Et alors que reste – t-il … le désert sans oasis d’une saison désespérante. Ce qui semble assez extraordinaire, c’est cette détermination en notre for intérieur à toujours y croire, malgré tout. Ainsi, le visage du bonheur refleurit comme  une tout petite rose fragile et parfumée ; Et nous l’embrassons à encore en prenant tous les risques. »

Ce sentiment anime Tania lui permettant de supporter les souvenirs horribles dont elle a entretenu son compagnon hier soir.

 

Le serveur apporte les consommations leur adressant au passage quelques mots de sympathie.  C’est un homme au teint mat, stylé, professionnel, qui accorde une attention particulière à Tania ; José n’est pas dupe et il feint de l’ignorer tandis que Tania d’abord flattée en éprouve maintenant un peu de gêne : a – t-il décelé son trouble ? Heureusement, après l’avoir gratifiée d’un immense sourire,  il s’éloigne d’un pas chaloupé en slalomant entre les tables.

 

–         Sympa ce type ! Commente José.

–         Je viens de noter son intérêt pour les femmes, tu vois comme on peut se tromper sur les gens, avec son déhanché je le prenais pour un homo ! Plaisante Tania, se gardant de hausser la voix

–         Il porte peut –être deux casquettes…tout est possible de nos jours ! Rétorque José avant de une gorgée de son galopin de bière.

 

Tania, quant à elle, a commandé un chocolat chaud qu’elle porte prudemment à ses lèvres. Après deux petites gorgées, elle repose sa tasse. C’est alors qu’elle surprend le sourire narquois de son compagnon. Elle proteste mollement : «  Et tu te fiches de moi ! Je suis une oie blanche, c’est cela ? »

–         Que vas – tu chercher, c’est à cause de cette mousse autour de ta bouche qui te fait des moustaches !

–         Ca suffit  José MANKIEWIC ! réplique Tania malicieusement, ne détourne pas la conversation !

–         Non, vraiment, c’est sérieux certains mecs sont des deux bords !

–         Merci pour le scoop ! surenchérit-t-elle à nouveau

–         Comment ça ?

–         C’est peut-être ton cas, tu sembles tellement au courant à propos de ses choses ordinaires…

–         Possible Tania, les êtres sont vraiment complexes, on a parfois de la peine à l’envisager…mais si !

–         Ha !

–         Oui, il y a des types qui sont plus féminins que les femmes et inversement !

–         Ho, c’est que tu me troubles…toi, avec tes raisonnements ! déclare Tania jouant à fond la perplexité.

Il feint d’ignorer l’ironie de Tania et ajoute sérieusement : «  Quelques- uns présentent les deux faces, moitié homme, moitié femme … »

–         D’accord pour le serveur, on peut avoir un doute, mais moi…tu n’insinues tout de même pas ?

–         Ha, il est vrai que si je fais le tour propriétaire, certains détails posent questions !

–         Attention à ce que tu vas dire, goujat !

 

José l’enlace amoureusement et cette attention ravit la jeune femme.

Quand José l’embrasse avec fougue, elle perd pied, s’abandonne tandis que naissent en elle mille fourmillements délicieux.

Mais une ombre inattendue vient obscurcir cet instant de bonheur, toujours la même question lancinante : « Pourquoi a-t-il tué sauvagement Katia ? »

 

Elle n’en dira rien à José, préférant garder secrète cette souffrance récurrente.  Cependant elle lui suggère : « Mon amour emmène – moi, j’aimerais que nous marchions un peu ».

–         Tu as envie de faire du lèche-vitrines

–         Non, allons flâner sur les quais Saint Laurent, tu veux bien ?

 

 

***

 

 

José n’est pas un habitué des quais du quartier Saint Laurent de Grenoble. La rumeur, pleine de sous-entendus, ne lui fait pas toujours une bonne presse ; ce quartier plutôt cosmopolite se retrouve peut-être injustement entouré de mystères.

C’est Tania qui le guide prenant l’itinéraire aux pieds des trois tours, et  puis se dirigeant vers quartiers du Palais de Justice, à quelques centaines de mètres de la Tour de l’Isle qu’on découvre après avoir emprunté le pont de l’Ile verte. Un patrimoine culturel se trouve en ces lieux :  de nombreux musées dont celui dédié à l’illustre Stendhal ; et notamment à proximité de la Porte de France, le Fort de la Bastille, puis le Fort Rabot, l’Eglise Saint Laurent qu’on rencontre si on décide de rejoindre la Tronche.

 

Tandis qu’ils flânent le long des quais ils perçoivent distinctement les remous impétueux de L’Isère ;  les enseignes lumineuses projettent par instant comme des flashes sur son dos d’écailles aux reflets métalliques.

 

Comme c’est généralement le cas dans les grandes cités, ici et ailleurs, tout change lorsque survient la nuit ; mille détails attirent inévitablement le regard curieux des passants peu habitués. Aux abords, les bistrots connaissent une effervescence particulière avec l’arrivée de simples consommateurs en goguette s’installant au zinc ; referont-ils le monde après une ou deux rasades d’alcool ? Ils commenceront par refaire leur propre monde, c’est humain, bien sûr !

 

Voilà aussi quelques grosses cylindrées, véhicules de standing, certaines appartenant probablement à de gros caïds s’affichant ici en compagnie de jeunes débutantes récemment promues favorites dans leur cheptel privé.

 

« Regarde les maîtres d’hôtel se précipitent pour les défaire et les installer. Ils sont à leurs pieds… » Remarque José.

–         On se fait peut-être aussi des films, de simples citoyens qui ont l’intention de passer une bonne soirée ! Comment reconnaître les bons des mauvais…la voiture…les manières…il est vrai !

Plus loin, à un niveau inférieur des ombres féminines apparaissent et s’effacent promptement après avoir accosté les quelques rares passants à cette heure.

 

José demande : «  Tu venais souvent par ici ? J’ai de la peine à le croire ! »

–         Je venais ici en compagnie de Katia, le jour c’est assez différent ! Précise – t-elle. Le prince Miraël SUCIC aimait ces endroits et nous marchions sur ses traces comme si nous avions voulu accomplir un pèlerinage.

 

L’Isère livre plus fort ses murmures étranges. Tania frissonne, serre davantage la main de José.

Etonné : «  Mon amour ? »

–         Je me dis que le fleuve ne cesse de transporter le passé toujours plus loin devant. C’est assez paradoxal, c’est comme s’il s’en allait rejoindre l’avenir. Alors on pourrait presque prendre le présent pour une chimère vouée à être dénoncée à l’avenir.

–         Pour moi, le présent, c’est toi mon amour…je te jure qu’il contient notre avenir ! Affirme José.

–         Ce n’est jamais aussi simple ! Conclut Tania à nouveau envahie par la tristesse.

–         Allez, rentrons ! Il faut que tu me racontes l’histoire du Prince !

 

***

 

Prenant au plus court Ils rejoignent en la ville nouvelle d’Echirolles, un village tout en béton construit à la hâte à l’occasion des jeux olympiques d’hiver en 1968 ; futuriste, initialement réservé aux athlètes et aux staffs des entraîneurs, il n’est  déjà plus adapté au monde d’aujourd’hui : choc des cultures, délinquance en hausse, violences urbaines ? Bref ses habitants n’y vivent pas sereinement malgré tous les efforts consentis.

Mais c’est ici que Tania a obtenu un appartement ; ça lui  a permis de prendre son indépendance avec la bénédiction de ses parents adoptifs ; des gens admirables que José a rencontrés et qu’il a trouvé généreux et sympathiques. Ils avaient toujours choyé Tania comme si elle avait été leur propre fille, depuis qu’elle avait été placée chez eux en famille d’accueil, après ce terrible drame.

 

A la voir, à ce point, transformée par l’amour, ils s’étaient réjouis taisant dans le même temps leurs appréhensions : «  cela prouve que cette terrible blessure n’a pas détruit sa confiance …Tant mieux, qu’est-ce qu’une vie sans amour ? Evidemment le risque existe toujours pour chacun d’entre nous, mais il vaut bien qu’on le prenne. Et puis José semble être un gentil garçon … »

 

Une fois rentrés, Tania et José s’aimèrent jusqu’à l’épuisement, puis le sommeil les captura d’une simple et discrète caresse : Tania ne put raconter l’histoire du prince.

 

 

***

 

Dés le début de leur relation, José et Tania avaient convenu de se préserver une part de liberté pour que chacun puisse participer à ses activités de loisirs propres. Et puis c’était tellement merveilleux de se retrouver ensuite ; sans compter qu’ils pouvaient partager quelques anecdotes cocasses ou surprenantes qu’ils avaient vécues séparément.

 

Cet après- midi, José est allé jouer au foot. Tania se rend au boulodrome. Katia lui avait dit que le prince Miraël s’y rendait souvent : il était passionné de pétanque.  Elle attend beaucoup de cette visite : y retrouvera – t- elle u peu de l’âme du prince.

 

Tania adore la marche à pieds, considérant que c’est excellent pour la santé ; par ailleurs ça permet de découvrir des choses intéressantes qui échappent généralement à l’œil quand on est plongé dans la circulation automobile ; ainsi surgissent, au détour de la flânerie, des richesses insoupçonnées. Elle se dit : «  Prendre le temps, oui prendre son temps…il passe si vite qu’un jour il nous échappera. Certes vouloir le ralentir est impossible dans les faits…reste l’état d’esprit : oui comment prendre tout son temps, sans le perdre. Il n’y a que l’âme au fond qui puisse l’étirer à discrétion s’arrogeant le droit de rendre chaque chose du passé toujours présente, comme si elle avait ce pouvoir d’exhumer les bons comme les mauvais souvenirs

 

Aujourd’hui, Tania est d ‘humeur légère ;  l’amour et les caresses de José,  la transportent encore à cette heure : en elle,  couve un petit feu que sa chair retient et qu’un simple baiser enflammera tout à l’heure, demain. Au plus tôt sera le mieux. Maintenant, elle sait : «  Si José venait à disparaître, j’en deviendrais folle »

 

Une émotion particulière l’étreint quand elle pousse la porte vitrée du boulodrome. Elle accède directement sur une sorte de terrasse où  des tables sont disposées.  Des anciens s’y retrouvent consommant autant d’alcool que de fumée en tapant « coinche »

 

Katia  lui avait raconté que le prince fréquentait régulièrement les lieux : il venait jouer à la pétanque, un sport – loisir auquel il s’adonnait pour se distraire, et qu’il exerçait avec brio : il possédait une adresse hors du commun. « Un maestro !  Disait- elle. »

 

L’aire des jeux est matérialisée au sol, divisée pour ceux qui ont opté pour la « longue », appelée aussi la lyonnaise. Une division dans l’esprit des pratiquants qui cultivent parfois leur différence d’une manière peu aimable.

 

Tania s’est installée discrètement sur les gradins, qui permettent aux spectateurs de suivre facilement les compétions. Elle n’est pas passée inaperçue.  Quelques joueurs sont engagés dans une partie acharnée : il suffit d’écouter les commentaires de ses sexagénaires plein de feu ; en y regardant de plus prés on en devine quelques uns qui ont sûrement plus de quatre vingt ans.

 

Tania se surprend à rechercher le prince parmi eux. Rien à faire. Impossible : quelque chose saigne en elle. Tania et Miraël : en son cœur, elle ne peut retirer ce stylet qui ravive les stigmates de la blessure ; blessure de l’âme à nulle autre semblable.

 

Elle se souvient des paroles de Katia : «  Un grand seigneur, avec cette démarche tellement noble. Combien de femmes se retournaient sur son passage, tu ne peux l’imaginer. Il était naturellement beau, de taille moyenne, avec des cheveux légèrement grisonnants dont quelques mèches frisottées retombant sur son front large et mat.  Il vous enveloppait dans un regard profond qu’accentuaient les cernes naissants de ses sourcils sans fin.  Sa démarche traduisait un mélange surprenant, et à parts égales, de nonchalance et de détermination. J’éprouvais pour lui un sentiment qui allait au delà de l’affection ordinaire. Je suis convaincue que c’était réciproque.

 

Les deux équipes discutent âprement l’avantage d’un point : des éclats de voix lui parviennent, attirent son attention reléguant pour un temps le cours de ses pensées tristounettes ; moult palabres sont engagés, les poings se serrent et l’empoignade semble proche entre les protagonistes : des noms d’oiseaux pleuvent. Quelques uns tentent de désamorcer la crise : «  Il faut mesurer, c’est le mètre   qui va parler ! » Et ils disaient vrai puisque l’affaire se dégonfla aussi vite qu’elle était survenue.

 

Tania troublée par cet incident se demande comment aurait réagi le prince ; N’en avait-il pas vu d’autres ? Sûrement qu’il aurait pesé de tout son autorité naturelle pour régler cette contestation enflammée. Le prince ne s’énervait jamais et, plus la situation devenait critique, il savait raison garder. « Il n’y a qu’à mesurer, c’est le mètre qui parlera ! »  Et c’est tout à coup tellement évident. La discussion fait donc partie d’un rituel dont usent les joueurs, permettant finalement de pimenter les parties. Lorsque la mauvaise humeur subsistait au- delà du constat irréfutable, Miraël savait mieux que personne juger avec sagesse  et son sourire coupait court à la surenchère de propos malveillants que l’amour-propre froissé des uns suggérait à l’égard des autres. A vrai dire, Tania ne peut que s’imaginer qu’il en fût ainsi, jadis.

 

Les joutes de ces anciens démontrent le besoin inconscient d’imposer une hiérarchie dans le groupe : un réflexe primitif quasiment animal.

Toujours d’après les dires de Katia, Miraël était plutôt du genre « félin racé » ; toujours présent mais mystérieux, et tellement séduisant.

C’était un être intelligent. Mais le prince n’avait pu fréquenter l’école très longtemps, alors il avait dû s’adapter au labeur répétitif d’un travail à la chaîne; quand il arriva en France, ne connaissant pas un traître mot de la langue il avait pris le premier job qui s’était présenté, retroussant ses manches pour gagner le pain de sa petite famille.

 

Au boulodrome on retrouve un grand nombre d’immigrés, beaucoup d’italiens au caractère  déroutant, plutôt jovial, puis très vite ombrageux. Ils ont en commun d’être arrivés là, un jour, après qu’ils aient passé la frontière.  Une certaine complicité les unit indubitablement.

 

Depuis l’aire de jeu, des visages se tournent dans sa direction et elle devine les commentaires graveleux de ces vieux renards. N’est-ce pas le fait des hommes quand ils se retrouvent en groupe de se gausser des femmes et d’entretenir quelques fantasmes à leur égard.

 

L’un des joueurs se rendant aux sanitaires l’aborde en passant à sa hauteur : « Bonjour mademoiselle ! Quel spectacle, non ? Ces vieux grincheux sont fous, ne trouvez-vous pas ? »

–         C’est une partie acharnée ! répond –t-elle légèrement intimidée.

–         Ca ne va pas vous encourager à prendre une licence au club.

–         Je suis juste venu pour me rendre compte !

–         Veuillez m’excusez, mademoiselle, je ne voulais pas être curieux ! Précise – t-il soudain un peu gauche.

Tania n’ajoute rien, se contentant de sourire.

L’homme assez corpulent s’éloigne, fait deux pas de plus avant de s’arrêter. Se tournant à nouveau vers Tania : «  Pardonnez ma curiosité, votre visage me rappelle quelqu’un, êtes – vous déjà venue ici auparavant ? »

–         Non, jamais ! Par contre mon  grand- père Miraël fréquentait cet endroit !

–         Miraël, Miraël, vous êtes la petite –fille de Miraël ! Répète-t-il visiblement très ému.  Jamais on ne pourra l’oublier, un grand champion, toujours d’humeur égale, un bon copain.

Il demeure durant de longues secondes à la considérer en silence. Puis il dit encore : «  A sa mort, il est retourné au pays, n’est-ce pas ? Ca n’a pas été simple si je me souviens bien. Enfin tout cela est loin déjà. Vraiment je suis heureux de vous avoir rencontrée. Vous serez toujours la bienvenue. Quand je vais dire cela aux copains, ça va leur rappeler quelques bons souvenirs ! Au revoir ! »

 

Tania s’éclipse aussi discrètement qu’elle est entrée ici. Dés qu’elle met le nez dehors, une bourrasque de vent l’enlace violemment. Elle vient de refermer une porte derrière elle ; une page à laquelle elle s’était reportée au rendez-vous du passé avec ses souvenirs vivaces. Oui, mais, le vent ne va-t-il pas les éparpiller à nouveau, le temps ne va –t-il pas altérer leur réalité fragile ?

Oui, le temps ! Qui d’un instant à l’autre pourrait dissoudre certains détails essentiels pour en valoriser d’autres. Un temps au caprices immuables qui tourmentent l’âme des êtres : elle  sera bien incapable de faire deux fois une même lecture de leur vie.

 

 

 

                          

 ***

 

José et Tania ont dîné en tête à tête, ne s’adressant la parole que pour répondre à l’essentiel ; le silence domine et semble interdire tout contact d’une sphère à l’autre.

 

Cependant, dans l’une et l’autre, les sensations foisonnent, assez confusément d’ailleurs : profitant de leur fatigue, elles s’immiscent sournoisement, entament leurs défenses fragiles à l’heure où la vigilance baisse sa garde ; le soir ressemble à une reddition : il est ce corps qui proteste en balbutiant et dont la chair réclame sa pleine mesure, avant qu’il n’abandonne sa respiration à la nuit souveraine.

 

Tania a desservi la table, expédié la vaisselle. José ne cesse de l’observer dans ses moindres gestes ; Il voit autant qu’il le ressent le poids de son combat intérieur : « Le soucis l’accablent, que faire ? » Comment pourrait-il peser les non-dits avec justesse ?

Maintenant, elle prend connaissance du programme de télé : «  Rien d’emballant ! dit-elle »

– Ils ne nous gâtent pas ces derniers temps … De toutes façons, tu me sembles tellement lasse !

– Et toi…le foot ne t’a pas usé ? S’enquiert-elle sur un ton presque maternel.

– Je me suis défoulé, ça m’est nécessaire. Toi par contre ?

 

Sans répondre à cette question précise, Tania poursuit :

–         Cet après-midi je suis passée au boulodrome. j’y ai rencontré d’anciens copains de Miraël. Je t’avoue que ça m’a un peu bouleversée.

–         Un peu ? Relève José.

–         Un peu, beaucoup ! Vraiment !

–         Parlons- en, si tu le veux ! Suggère José dont la curiosité se trouve soudain aiguisée.

Pour toute réponse, elle lui offre amoureusement ses lèvres brûlantes.  Ils se sont assis sur le divan. Elle a  allumé la veilleuse, une pierre à sel qui répand sur les murs ; une lueur tendre, dans les tons  beige et ocre, l’enveloppe.

–         Allez Tania, tu m’as promis de me parler du prince !

–         Ok, ok, laisse – moi reprendre les choses dans l’ordre et si possible ne m’interromps pas !

–         Je t’écoute mon amour !

 

Tania commence son récit d’une voix mesurée :

 

« Pour te parler de lui, il faut que je te le situe dans l‘histoire. Ma plus grande angoisse serait qu’il changeât dans mon esprit: tu sais, quand on ne voit pas souvent les gens, nous risquons de les perdre de vue, de ne plus  les remettre ; nous-mêmes, nous évoluons au fil du temps et parfois nous pensons autrement : nous sommes devenus différents ou nous imaginons cela ».

-Je comprends Tania. C’est vrai, c’est comme si le présent, devenait l’ennemi de la mémoire : nous nous arrangeons de souvenirs de plus en plus flous. En fait nous sommes contraints de composer avec lui! Note José.

– oui, chaque jour bien que nous effectuions les mises à jours… dit-elle tristement.

Puis elle ajoute soucieuse :

–         J’espère que cette histoire ne te rasera pas ?

–         Quelle idée !

–         Attention, nous allons peut-être y passer la nuit !

–         Qu’importe, allez raconte !

–         Ecoutons ma mère Katia, elle savait mieux que quiconque parlait du Prince des SUCIC

 

«  Ce jour là Katia, ma mère,  allume une énième cigarette en lorgnant dans ma direction. Je n’apprécie pas quand elle fume, parce que c’est de l’argent perdu. Et surtout elle met sa santé en danger. Je lui fais la guerre pour ça, j’ai tout essayé. C’est mission impossible.

–         Ne me juge pas Tania, non ! Supplie – t-elle un peu théâtrale.

–         Te juger, non ! Ca me fait juste de la peine car tu te détruis, c’est tout !

 

Pourtant elle aspire une goulée de fumée qu’elle renvoie aussitôt ; le bout incandescent de la cigarette s’embrase ; un court instant on ne voit plus que lui.

Peu à peu l’écran de fumée se dissipant restitue le visage pathétique de maman : tristesse et mélancolie marquent ses traits d’une extrême beauté. Une beauté particulière qui vous agrippe et ne vous lâche plus jamais. Plus jamais ! »

 

Tania suspend sa narration : le temps la noie dans son soupir ; son émotion grandit, s’étire, et le souvenir se tend, prêt à se rompre : des brumes tenaces refusent obstinément de restituer en totalité  le passé au présent ; et si elles participent à cette distanciation nécessaire pour rendre la douleur supportable, leur effet ne se fera sentir que bien plus tard. Pour l’instant Tania rencontre à nouveau la violence et la cruauté, se retrouvant en plein drame devant le corps ensanglanté de Katia ; elle parvient toutefois  à réprimer une nausée, si semblable à celle qu’elle avait ressentie alors découvrant sur ses mains caressantes le sang coagulé de sa mère.

 

José devinant qu’elle vacille : «  remettons la suite à demain, mon amour…Ce soir, ça te fait tellement mal ! »

–         Ho, non, encore un peu José ! Oui, s’il te plaît…je ne peux pas abandonner Katia…pas le droit !

Elle s’est lovée contre José  qui la berce doucement sans ajouter un seul mot : il se dit qu’en chassant des fantômes on installe des cauchemars, qu’il est difficile de rompre avec ceux qui nous sont les plus chers : «  Qu’est-ce que l’affectif ou encore l’amour ? Si ce n’est un grand lit de bonheur que nous refaisons à l’infini ? Cet infini qui nous trouble, au point qu’il faille nous en distraire en passant tout bonnement à autre chose ; L’infini demeure, l’intensité de nos sensations naissant pareillement du plaisir comme de la douleur »

Et comme s’il avait voulu résumer sa pensée en quelques mots, il dit à haute voix : « Mon amour, je crois qu’on ne se délivre jamais de l’océan, il faut le rejoindre.»

–         Que veux – tu dire là ?

–         Oui, pour le pire et le meilleur nous constituons, en parts infimes, l’océan que je compare à la Vie. Je sais que l’océan a ses limites, de même que notre souffrance s’atténuera avec la complicité du temps.

–         C’est sûrement vrai ! Quoique je t’avoue n’avoir pas tout compris. Mais c’est beau…Je te découvre et j’aime t’entendre parler comme ça…

Après ces considérations un grand silence tente de s’installer. Finalement Tania le rompt : «  Veux – tu que je te raconte encore un peu ? »

Elle n’attend pas sa réponse et poursuit sa narration :

 

« Katia a toujours possédé ce charme subtil, presque sensuel,  qui m’émeut profondément ce soir là. Elle pense qu’aujourd’hui j’ai l’âge pour recevoir des confidences  et de toute façon elle ne tient plus : il faut absolument qu’elle se délivre de ses secrets.  Katia réduit l’éclairage de la lampe halogène ; la vérité s’accorde longtemps aux zones d’ombre pour jaillir soudain tel l’éclat dans les seuls regards ; zones d’ombre qui contiennent autant l’aveu que l’écoute, se valorisant mutuellement. Nous sommes reliées et nous communions à l’affection, la tendresse…à  quelque chose que je ne saurais différencier. Katia est tout pour moi.

« A l’évidence, elle se morfond et je sens confusément qu’un tourment la consume à petits feux. Alors elle fume une cigarette après l’autre qu’elle pince, avec une élégance rare, entre l’index et le majeur.  C’est une princesse mélancolique qui s’étiole jour après jour.

Elle a revêtu une robe de chambre en soie rose pâle qui ajoute encore à sa douce beauté .Assise sur le divan, les pieds repliés sous ses fesses, une main en appui sur le dosseret, elle se jette à l’eau :

 

« Milos et moi formions un couple merveilleux, je n’aurais pu rêver à mieux : très amoureux l’un de l’autre nous vivions heureux. Hélas le bonheur est toujours plus évident quand il croise le malheur ; parfois celui des autres : Le prince Miraël perdit son épouse et Milos, sa mère.

Plus tard il se rapprocha en venant habiter notre quartier. Plutôt que de vivre chez nous comme nous lui avions proposé, il préféra avoir un chez soi pour préserver notre intimité, mais aussi la sienne.

 

«  Dans ces circonstances Milos prit les choses en mains pour organiser le rapatriement du corps de sa mère dans son village natal  à l’ouest de Tabach.

Il fit diligence, graissa quelques pattes afin de  la sortir de l’hôpital et l’emmener rapidement ; les rares fois où ils avaient envisagé sa mort, elle avait toujours demandé à ce qu’on l’inhume dans son village natal.

 

« C’était plutôt galère, un voyage de plus de mille huit cents kilomètres, deux frontières à passer, sans compter les risques encourus du fait de ce transport illégal. Ils l’avaient installée sur le siège passager à l’avant. Je m’en souviens comme si c’était hier, elle fière, muette évidemment, mais très élégante ; avec  cette noblesse des traits que rien ne trahissait, pas même la mort. C’était un atout pour effectuer au mieux le transfert de sa dépouille.

C’était alors une pratique courante qui nécessitait quelques connivences tout au long du voyage ; elle avait l’avantage de supprimer les lenteurs administratives ; ainsi les funérailles pouvaient avoir lieu au pays suivant la coutume locale.

 

« Désormais, déchiré entre la France et son pays où dormait une partie de son âme, Miraël ne s’en remettait pas.

Jamais il n’aurait fait allusion à son chagrin, mais pour qui le connaissait aussi bien que moi, il était possible de déceler sa blessure profonde. Lui, il préférait se taire, étouffer sa plainte au plus profond de ses souvenirs  ensevelis ; et il ne pensait  plus qu’à la rejoindre au plus vite. Là-bas elle l’attendait.

 

«  C’est, en tous les cas, ce que j’imaginais. C’est à dire…trop, ou trop peu ? Tu comprends ma fille, je l’aimais tant que je pensais le connaître intimement. Quand, parfois, je lui rappelais certains faits et que je sollicitais son approbation, le prince m’enveloppait dans la douceur de son regard  et répondait en un immense et indéfinissable  sourire qui me rendait confuse.

 

« Le prince avait-il eu petite idée du nombre considérable de femmes qui avaient subi sa séduction avec bonheur. Milos lui ressemblait sur de nombreux points avec sa nonchalance soignée, le même sourire ; et dans les yeux, toute la tendresse du monde  teintée d’une note mélancolique qu’accentuait davantage encore le timbre de sa voix étrangement grave , un peu traînante sur la fin de ses phrases. Voilà, pourquoi alors je suis amoureuse de Milos : tel père, tel fils !

 

«  En des circonstances qui m’ont échappé Miraël m’avait dit : « Petite, n’oublie pas…de toute  ta vie, tu ne seras plus jamais seule ! »

« J’aurais voulu qu’il m’expliquât, mais devine ce que fut sa réponse ? Dit Katia comme si elle revivait la scène.

–         Un immense sourire, je suppose ! Lui répondis-je amusée.

–         Tu as vu juste ! C’était vraiment un homme admirable.

 

J’eus l’impression que, ce disant, Katia s’envolait à la rencontre de ce bonheur lointain ; le silence s’étirait jusqu’aux limites de sa mémoire ; épuisée par l’impossible chemin, elle revint à la réalité et saisit machinalement son paquet de cigarettes.

Puis,  me fixant intensément, comme si elle venait de trouver une bouée de sauvetage : «  Pardonne – moi, ma petite, il faut dormir un peu »

 

Je ne trouvais rien à redire, je goûtais l’enchantement d’être aimée et cela me suffisait.

Katia ajouta encore : «  C’est bien qu’il soit en déplacement, au moins ça nous laisse du temps pour parler vraiment.»

–          Ha bon ! Tu es  tout de même heureuse avec lui ? Demandai-je, étonnée.

–         Ca ne sera jamais pareil ! Lâcha Katia, évasive.

–         Oui, mais vous vous aimez, au moins ?

–         Je sais maintenant que le bonheur ne s’écrit jamais deux fois ! précisa Katia d’un air grave.

–         Alors ?

–         Alors quoi, mon enfant ?

–         Vous couchez ensemble…

–         Ca ne prouve rien. La solitude est difficile, alors j’ai refait ma vie. Enfin il n’est pas si mauvais. Soupira Katia

–         les disputes sont fréquentes entre vous !

–         Oui, c’est vrai, son travail l’épuise…Mais ne t’en fais donc pas Tania, tout s’arrangera, tu verras…

 

« Puis Katia s’étira longuement telle une chatte langoureuse, remit en place en la caressant machinalement son opulente chevelure ébène. Enfin elle se cambra légèrement et sa robe de chambre  s’ouvrit. Elle se réajusta prestement et n’ayant pas su baisser les yeux je fus éblouie par sa beauté fascinante. Un instant je me considérai comme son exacte réplique : ma poitrine se dilatait  tandis qu’un bonheur étrange m’inondait ;  c’était  comme si je m’ébrouais dans les yeux humides de maman. Des yeux magnifiques, des yeux de biches.

 

A n’en pas douter, nous partageâmes ce même trouble. Elle dit : « Ma fille, mon bébé, ma toute belle, tu es tout pour moi ! »,  et elle fit un effort pour revenir à la réalité : « Il est tard, ma petite puce chérie, et demain tu t’endormiras durant tes cours…Allez, soyons sérieuses ! »

– Tu sais que je dois savoir ! Ai-je voulu lui expliquer.

– Demain, oui demain… c’est promis, ma Tania !

 

Nous gagnâmes notre chambre respective. La nuit baissait doucement ses paupières m’enveloppant étrangement.

 

« Maman avait vu juste, ma journée fut une des plus catastrophiques sur le plan de la concentration durant les cours. Je m’étais efforcée d’être attentive, rien n’y fit : j’étais ailleurs, imaginant le Prince Miraël ; tantôt vêtu comme un métallo, tantôt en tenue d’apparat. En vérité, je ne parvenais pas à me le représenter  physiquement ; les éléments recueillis dans les propos de Katia ne me laissaient entrevoir que l’âme du Prince. Oui, mon grand –père avait été ce prince slave, j’en étais  intimement convaincue. L’absence définitive tend à sublimer le souvenir de ceux que nous avons aimés. Portée par un élan irraisonné je lui accordais une force mythique.

 

« J’en étais consciente, José, mais pourtant je me faisais des films à son sujet. Les êtres sont enclins à cela et je ne faisais pas exception : les illusions habillent autant le bonheur que le malheur. Comment accepter une vie sans illusions ?

 

Pour autant, je ne sus freiner ma curiosité, j’étais poussée à reconstituer le puzzle complet d’une histoire. Celle de Miraël et de bien d’autres dans la vie de Katia. Petit bourgeon sur la branche, j’avais besoin de  tout connaître de mon arbre qui était, à mes yeux, le plus important parmi tous ceux qui peuplent l’univers.

–         C’est essentiel de connaître ses racines : c’est ce qui permet à un individu de se construire ! Note José.

–         Oui, et sans omettre : le meilleur comme le pire,

–         L’histoire serait incomplète qui raconterait une vie sans repères et sans âme, Remarque José,

–         Tania interloquée par la qualité du discours de José  demeure silencieuse durant quelques instants.

–         José constate l’heure avancée et lui propose d’aller se coucher.

 

–         Non, je t’en prie, il faut que je te parle ! maintenant ! Tu dois savoir, José, qui je suis vraiment, d’où je viens…

–         Et choisir en connaissance de cause, je t’ai choisie dans la précipitation, c’est bien ça ?  Plaisante José.

–         Tu es sot ! Ecoute – moi, plutôt !

–         «  Le lendemain Katia s’installa à nouveau sur le divan, adoptant sa position habituelle ; femme sublime, d’essence noble, toujours, très élégante.

–         Son regard m’enveloppait et, comme toujours, je succombais à sa tendre séduction. Un lointain souvenir déposait sur ma langue la saveur unique du lait maternel, comme si j’étais en train de sucer son mamelon nourricier ; je retrouvais la douceur de sa peau et son indéfinissable  et unique fragrance.

–         Soupçonna – t –elle mes pensées secrètes ?  ai-je désiré alors qu’elle les découvrît. ?

–         – Elle te manque, n’est-ce pas ? Demande José  avec délicatesse.

–         Plus encore, elle manque à ma propre chair, comme si je l’avais  enfantée moi-même. Un étrange sentiment, j’en conviens …

–          Il suffit de te regarder pour ce faire une petite idée de sa beauté ! dit José, sérieusement.

–         Mais non, voyons ! Elle était cent fois plus jolie que moi

–         Ne te dévalorise pas, il ne pouvait y avoir de concurrence entre vous, je pense !

Il s’interrompt un court instant, puis il ajoute en pesant ses mots : « La lumière du jour peut bien atteindre les visages, elle ne change jamais la nature admirable et unique d’un paysage.

Tania, médusée, observe José : elle n’avait jamais soupçonné qu’il fût capable d’une telle profondeur.

–         Tu n’es pas d’accord ?

–         Bien sûr que si ! Je suis émerveillée, mon amour, dans ta bouche tout devient simple et, en même temps, tout prend son sens !

Amoureuse, elle le regarde comme un dieu et José proteste :

–         N’exagère pas, chérie ! Proteste José, plutôt flatté.

–          Non, mais ça me plaît bien que tu sois ainsi ! Parfois, j’aurais aimé t’avoir mis au monde. De même que tu m’as révélée. Crois-tu cela possible, c’est un peu fou, non ?

–         Pas tout à fait vrai, mais pas faux, non plus ! C’est un miracle que nous nous soyons trouvés. Quelque chose, en nous, a fait son chemin, qui correspond sûrement à un désir puissant mais inconscient. Nous avons obtenu ce que nous avons tant voulu. Je crois beaucoup aux phénomènes d’attraction dans l’univers.

–         C’est ça l’amour d’après toi, l’aboutissement d’une pensée viscérale qui conduit au bonheur ?

–         Une illusion, peut-être aussi ! Lâche José.

–         Que veux – tu dire ?

–          La vie, c’est une histoire magique qui finit tragiquement ! conclut sérieusement, José.

–         C’est possible, oui, mais alors ?

–         Nous les êtres humains, on adore la magie,  les belles histoires. On ne s’en lasse jamais …

–          C’était aussi le cas pour Katia, je crois ! le coupe Tania  devenant soudain pensive.

Puis, se ressaisissant immédiatement : «  Retrouvons Katia, José ! »

Tania poursuivant son récit.

 

« Le soir suivant, Katia reprit ses confidences là où elles les avaient laissées la veille : elle n’en avait pas terminé à propos de Miraël. Elle fit allusion à la passion du prince pour la pétanque, à celle du tiercé les dimanches matin : il se rendait régulièrement dans un  bar où ils rencontraient des petits parieurs comme lui,  avec lesquels il  était devenu ami; ensemble, ils trinquaient à la bonne fortune, balayaient vite les regrets  et sans refaire la vie. Ces instants de partage apaisaient Miraël.

 

« Il ne rentrait jamais ivre. Deux ou trois fois, Ca se peut, je l’avais trouvé plus guilleret que d’ordinaire sans pour autant que son humeur en  fût modifiée ; au contraire, je crois qu’un supplément de tendresse illuminait ses prunelles.

 

Katia marqua une pause, vraisemblablement pour mieux le retrouver dans cette évocation. Un rayon de bonheur éclairait son visage  et la rendait plus belle encore. Elle demeura lointaine tandis que je rassemblais à la hâte de mémoire quelques photographies entrevues dans l’album  de famille.

 

Puis Katia murmura d’une voix à peine audible, comme si elle parlait à elle – même : «  Oui, merci Miraël, merci pour tout. J’étais une orpheline et tu m’as aimé comme un père. Aujourd’hui tu demeures mon ange gardien, prends soin de nous ! »

 

Enfin, elle me retrouva : «  C’est vrai, Tania chérie, il fut un être inoubliable ! » Je la vis avancer sa main tremblante vers le paquet de cigarettes. Elle regretta : «  C’est la dernière, enfin je fais de gros efforts. Je vais aller la fumer dehors sur le balcon pour que ça ne t’incommode pas ! »

 

Désolée, je crois avoir haussé les épaules. Elle demeura, un instant, suspendue à une idée pénible. De fait, elle ajouta :

«  Sans que nous l’eussions soupçonné, un terrible mal s’était insinué en lui. Un mal qui le dévora en quelques mois. Le prince est mort. »

 

Katia interrompit son récit  durant quelques secondes, comme si elle avait été retenue par quelques sinistres détails. Puis elle s’écria  sur ton mêlé d’amertume et d’ironie :

«  Vive le prince !  Milos, fils de Miraël le Grand ! Milos l’homme de ma vie que j’aimais follement comme seule peut le faire une femme amoureuse, se devait de reprendre le flambeau ; son premier devoir étant de rapatrier la dépouille de son père en terre de Yougoslavie.

 

Miraël avait tant d’amis que Milos fit jouer ses contacts pour inviter les plus intimes d’entre eux à participer une réunion d’adieu. Elle eut lieu en toute hâte à son domicile, dans l’heure qui suivit son décès.

 

 

Milos habilla son père d’un costume neuf   gris anthracite, d’une chemise blanche luxueuse, de sous – vêtements assortis,  et le chaussa de souliers en cuir marron clair. Ca représentait une dépense conséquente mais c’était ainsi. La coutume voulait qu’il en soit ainsi.

 

« Ils furent nombreux à nous rejoindre pour ce dernier adieu à Miraël. Les femmes priaient en poussant des cris déchirants dans leur lamentation. Après qu’ils se fussent recueillis quelques minutes, les hommes se retrouvèrent dans une autre pièce, trinquèrent avant d’avaler d’un trait des petits verres  d’un alcool fort distillé au pays. puis évoquèrent les moments extraordinaires qu’ils avaient vécus en compagnie du prince.

 

«  Soudain, dominant le brouhaha quelqu’un annonça : «  Le voilà ! »

Et chacun s’effaça  devant le nouvel arrivant qui demandait à rencontrer Milos.

C’était une de ses vieilles connaissances qu’il avait mandé afin de rapatrier son père. Bien qu’ils se fussent mis à l’écart, on vit Milos lui tendre une liasse de billets, à laquelle il en rajouta une seconde que l’intéressé fit mine de refuser. C’était pour les faux frais. Finalement il accepta. Affaire conclue.

 

«  Emu, les traits marqués, comme vieilli par l’événement, Milos, qui ressemblait ainsi, davantage encore, au prince, intervint : « Pardonnez- moi, il faut que nous partions immédiatement. Nous vous remercions d’être venus nous entourer et nous vous serons éternellement reconnaissants. Nous l’aimions tous, n’est-ce pas ? » . Il s’interrompit, la voix brisée par émotion,  il effaça furtivement une larme sur son visage, puis il  serra chacun,  affectueusement,  avant qu’ils se retirassent.

 

« Milos et le chauffeur installèrent Miraël  à l’avant, sur le siège du passager, ajustèrent son costume et son chapeau melon. Parfaitement stabilisé, bloqué par la ceinture, il était maintenant prêt pour son dernier voyage. Beau comme un Milord. Plutôt distant. Par la force des choses, inaccessible, désormais.

 

«  Milos, à mes côtés sur la banquette arrière, avait posé sa tête sur mon épaule ; je devinais  ses pleurs que je recevais sans rien ajouter. Nous filions à vive allure, au cœur de la nuit, traversant l’Italie pour rejoindre Trieste.

La terre yougoslave  avait déroulé son tapis neigeux pour nous accueillir. Bien que le chauffeur fût expérimenté, il ne put éviter quelques embardées dues à l’état des routes, et nous eûmes chaud,  malgré le froid extérieur très vif qui parvenait à givrer une partie du pare-brise malgré le désembuage.

Miraël, atone et indifférent assistait-il en secret à son retour au pays ?

 

Nous perdîmes beaucoup de temps pour effectuer le change  de nos francs en escudos ; il était largement à notre avantage et nous perçûmes une énorme liasse de billets que les fonctionnaires interrompirent -ils leur travail pour déguster, très relaxes,  sous nos yeux, une bonne tasse de café noir fumant ; une façon d’afficher cette petite parcelle de pouvoir qu’ils détenaient comme fonctionnaires de l’Etat.

Ce fut la même chose pour obtenir les tickets de rationnement en carburant : les étrangers en transit avaient droit à un supplément mais il fallait prendre garde à ne pas en manquer.

 

Nous étions sur le point de redémarrer lorsqu’un douanier zélé s’approcha, inspecta  le véhicule sans en avoir vraiment l’air. Il s’attarda deux secondes sur l’étrange passager de la banquette avant.

Il salua, réclama à nouveau les passeports et je se dirigea vers le poste de police nous intimant l’ordre d’attendre.

Bientôt il revint accompagné d’un officier qui stoppa à quelques mètres du véhicule ; hochant la tête d’un air entendu à l’adresse du douanier, il se tourna à nouveau dans notre direction et invita le chauffeur à le suivre. Milos l’accompagna pressentant une vraie difficulté.

 

Restée seule, tout frissonnante, j’expliquai mon appréhension  au Prince. A tout instant, j’avais l’impression qu’il avait bougé et qu’il allait se retourner, me gratifier de son plus beau sourire et me rassurer comme d’habitude.

C’était bien fini : il faut savoir profiter du bonheur quand il est là. Je fis appel à toute ma raison pour fuir ces folles pensées.

 

Heureusement le chauffeur et Milos réapparurent. Prenant place au volant, ils m’expliquèrent : « Avec de l’argent, il est possible d’arranger à peu prés tout ici. »

 

Nous arrivâmes à la nuit tombante. Le temps s’était dégradé davantage : avec le froid plus intense, les routes verglaçaient et pour ajouter encore une tempête  se levait formant ici et là des congères redoutables.

 

*

 

«  L’inhumation de Serguei avait mis le village en émoi : il était si jeune. Milos s’occupa de tout d’une manière exemplaire. Deux jours plus tard nous étions sur le retour. Un sentiment de désolation nous écrasait et nous étions comme hébétés par la brutalité des évènements que nous avions subis en si peu de temps.

 

 

 

Nous fîmes halte juste avant la frontière. De temps en temps nous nous surprenions à vivre normalement, en oubliant le Prince, retrouvant les réflexes normaux propres à tous les êtres humains ; ainsi , il nous fallait dépenser les derniers escudos nous restant en poche, qui n’auraient plus de valeur dés que nous aurions fait deux pas en Italie.

Certains commerces de souvenirs et de ventes d’alcools se trouvaient là à desseins. Je me souviens nous achetâmes un petit samovar en cuivre et une bonne bouteille d’un cognac mis en bouteille dans un monastère de la région.

 

Puis nous approchâmes du poste où la douane nous  fit signe de stopper. Dernier contrôle à la police des frontières. Nous présentâmes nos passeports à l’agent qui s’attarda quelques secondes sur les documents. Le policier, un type grand et sec, et qui faisait guindé dans un long manteau gris- vert que cintrait un ceinturon en  cuir foncé, nous toisa de son visage hermétique, congestionné par le froid. J’eus le pressentiment qu’il allait nous faire des histoires. En effet, se raidissant davantage il  nous intima l’ordre  de nous garer et de le suivre. Nous pénétrâmes dans des locaux surchauffés  et enfumés par la fumée de cigarettes. Milos ne semblait pas du tout inquiet, un détail à éclaircir sur la validité des passeports. Ce pouvait être ennuyeux mais avec un peu d’argent tout rentrerait sûrement dans l’ordre.

 

Assise dans  une pièce aux murs défraîchis qui auraient mérité un bon coup de peinture, j’attendais. Les discussions allaient bon train créant un brouhaha que je tentais d’occulter. Du revers de la manche, je frottai la buée de la seule fenêtre de cette pièce ;  démastiquée, elle vibrait sinistrement sous les assauts du vent glacial ; les flocons de neige tourbillonnaient frénétiquement puis retombaient alourdis, s’éparpillant avec mollesse dans cet univers fantastique ; ce nuancier de gris et de blanc aurait pu nous émerveiller car, à tout le moins, il était aussi apaisant. Et je me surpris à sourire comme une petite fille éblouie.

Je finis par  m’inquiéter car Milos restait aux mains de la police. Ca traînait et les aiguilles de l’horloge étiraient chaque minute si bien que je m’attendis au pire. Mais  à quoi ?

 

La porte du bureau s’ouvrit brusquement. Un civil d’allure distinguée  s’approcha et me précisa avec  un air faussement ennuyé : « Désolée madame ! Nous gardons votre époux ! Voilà votre passeport, rentrez en France, nous vous tiendrons au courant ! »

 

J’ai dû restée complètement abasourdie par cette nouvelle car il ajouta : «  Franchement, c’est le mieux que vous ayez à faire, Madame ! »

Je repris mes esprits et je lui demandai :

–         Mais pourquoi ? l’implorai – je.

–         Votre mari n’a pas accompli son service militaire. Il est inscrit sur nos listes en tant que déserteur.

–         Mais lorsque nous sommes passés, on ne nous rien signalait !

–         Les circonstances ne s’y prêtaient pas. Nous sommes respectueux, bien que nous tolérions par principe cet arrangement illégal. Aujourd’hui nous vous attendions, nous sommes parfaitement renseignés, vous savez !

–         Qu’allez –vous faire

–         L’emprisonner en attendant son jugement !

–         Où ?

–         Je l’ignore et de toutes façons il sera sûrement transféré dans les jours prochains.

–         Mais il n’a même pas une brosse à dent sur lui ! Protestai-je.

–         Ne vous préoccupez de rien, ça nous regarde désormais !

 

Je me suis mise à sangloter et je sentis sa main sur mon épaule. L’homme ressentait un peu de compassion à mon égard. Alors j’osais : «  Puis-je le revoir juste une minute, s’il vous plaît »

 

*

 

Milos se jeta dans mes bras, Il était rempli à la fois triste et révolté. Nous restâmes longtemps accrochés l’un à l’autre tandis qu’il murmurait à mon oreille : «  c’est trop bête Katia, j’aurais dû me méfier ! Ca va être long, tu sais ! »

–         Ne sois pas pessimiste, je t’en supplie !

–         Au moins cinq ans, c’est le tarif à ce qu’ils m’ont dit !

J’eus envie d’hurler, de dénoncer l’injustice, mais  je me retins pour ne pas accroître la peine du pauvre Milos.

–         Ne t’en fais pas, il doit y avoir moyen d’arranger ça…si ! Avec de l’argent, n’est-ce pas ?  ! Lui dis-je, haletante.

–         Pas dans ce cas ! Précisa- t –il baissant la tête.

–         Je t’aime, mon amour, ho ! Oui je t’aime, je t’attendrai, ne crains rien !

–         Non, je ne crains pas ! Mais, tout de même, je le sais… le temps jouera contre nous !

–         Pourquoi dis-tu cela, tu n’as pas le droit !

 

Il ne put me répondre, les gardes vinrent lui passer les menottes et l’emmenèrent.

 

*

 

« A voir l’attitude prostrée de Katia, dit Tania à José, je pris conscience qu’elle revivait intensément cet événement pénible, en direct »

 

*

Tania poursuivit son récit :

 

«  Puis, dit-elle, Katia refit surface en martelant chacun de ses :

 

–  Imagine toi, ma fille ! Oui, imagine – toi qu’elle fut ma stupeur. Je le revois s’éloignant encadré par quatre gardes ; il put me jeter un dernier regard. C’est  fou, tout ce qu’on peut se dire en quelques secondes dans un regard. Quelque chose de ce genre : «  C’est de ma faute, je n’ai pas pensé à ce danger …»

 

Le chauffeur, un instant inquiété, avait été relâché et il m’accueillit à mon retour à la voiture. « Sale tour ! Si je m’étais attendu à ça ! C’est dingue, non ! » S’exclama – t-il désemparé.

 

Nous roulâmes en silence jusqu’au environ de Venise  sans pouvoir engager la moindre conversation.

 

« La neige avait cessé, le soleil s’imposait, des nuages d’étourneaux se faisaient et se défaisaient en figures qui s’inversaient promptement sur l’écran pâle au dessus des plaines et vallons que nous parcourions à vive allure.

 

Qui engagea la conversation? Franchement, Tania, je n’en  ai plus le moindre souvenir.

 

« Il tenta en vain de me rassurer mais je n’étais plus réceptive. Et puis je sentais qu’il était particulièrement las, qu’il n’avait qu’une envie : se coucher rapidement, fermer les yeux, oublier ce périple stressant. »

 

*

 

« Après une nuit agitée, je décidai d’agir et je me rendis au Consulat de Yougoslavie  sans résultats; Durant les semaines qui suivirent, j’ai sonné à toutes les portes, appelé mes relations au pays ; elles se révélèrent rapidement inopérantes : il convenait d’attendre le jugement et d’intervenir avec prudence et discrétion. Quasiment tous avaient relevé que nous avions fait preuve d’une grande légèreté dans cette histoire.

 

Alors, je me résolus à attendre Milos patiemment.

Je reçus sa première lettre un bon mois après son arrestation. Après avoir séjourné dans une centre de détention de transit, il se retrouvait maintenant pensait –il dans les environs de Belgrade. Il ajoutait : «  sans certitude » Je pouvais lui faire parvenir des courriers à une adresse codée  qui ne me renseignait pas mieux.

 

« Comment envisageait-il la suite des évènements ? Il avait préféré ne rien aborder de tel, les termes étaient froids et impersonnels au point que mon cœur se  serra Ce n’était pas Milos, ça ! Sûrement se méfiait – t-il ? Comment aurais-je pu parler d’amour en sachant que notre correspondance serait scrutée. Je conclus ma lettre  par «  je t’aime » que je soulignais deux fois.

 

*

 

José,  bercé un flot de paroles ininterrompues, s’est endormi. Tania sourit et décide d’en faire autant.

 

 

***

 

Passée la période des examens, José et Tania n’avaient plus qu’à  attendre les résultats. Ils avaient bon espoir. Et ils eurent bien raison car l’un et l’autre obtinrent leur diplôme avec mention.

 

Ils avaient bien mérité de se détendre et après qu’ils eussent fêté leur succès au sein de leurs familles respectives, ils chargèrent leur sac à dos et prirent la route du Sud en utilisant l’auto- stop. Finalement, ils ne mirent pas si longtemps pour atteindre la méditerranée en région Languedoc-Roussillon. Ils avaient pointé sur la carte, la localité de PORTIRAGNES – plage

 

La rencontre avec PORTIRAGNES, au bout du voyage  où la A9 les a conduits, les enchante chaque jour  davantage. Un bonheur, l’amour aidant, que rien ne peut égaler.

PORTIRAGNES comprend le «  village »et centre historique dont une église construite au 12ème siècle, puis  PORTIRAGNES – plage qu’on peut aisément rejoindre en bicyclette ou à pieds en suivant  les méandres du canal du midi.

La région y est riche en diversités de paysages notamment son plateau basaltique, mais aussi sa faune variée et sa flore exceptionnelle ; ainsi que ses nombreux vignobles produisant d’excellents crus.

 

Ils ont élus domicile au camping «  les Mimosas » où ils ont planté leur tente, un peu par hasard : ils avaient eu un grand besoin de se reposer, et ce fut le premier qu’ils trouvèrent sur leur route au moment opportun. Par ailleurs, et ce n’était pas un moindre avantage, le site se situait à 10 minutes à pied du centre ville et à un quart d’heure  tout au plus de la plage.

 

Ils affectionnaient l’itinéraire longeant les grandes arènes et les quelques commerces regroupés sur une petite place aux abords de la plage. Hier encore, ils bavardaient avec cette marchande de , une petite boulotte très épanouie, qui leur avait proposé de déguster d’excellentes moules,  élevées en pleine mer, provenant de MARSEILLAN. Sa bonne humeur communicative faisait plaisir à voir, lui attirant la sympathie de tous ; quand elle faisait l’article pour ses produits, son discours coloré et chaud comme le soleil sentait bon le midi et ses saveurs uniques.

 

Le séjour s’annonçait sous d’excellents auspices et ils ne pouvaient qu apprécier  ce cadre idéal.

 

Aujourd’hui, le grand air et les fortes chaleurs de la côte Languedoc-roussillon les contraignent à renter plus tôt de la plage.

 

 

 

 

Après avoir dégusté tranquillement un jus de fruit au bar, ils sont passé à la tente, pris leur nécessaire de toilette et se sont rendus aux sanitaires ;  à cette heure, il n’y a pas foule aux douches et ils peuvent en profiter au maximum. José termine le premier, et finissant de combattre deux ou trois mèches rebelles, il lance : «  Tania, je vais aller traîner un peu vers l’entrée, si ça ne et dérange pas ? »

–         Non, pas du tout, je vais préparer le repas et je bouquinerai un peu. De toutes les façons, tu vas rentrer avant la nuit, je suppose ?

–         Comment savoir ? Plaisante José

–         Tu as intérêt ! Réplique –t-elle amusée.

José n’entend rien, il est déjà loin.

 

Tania se sent tellement heureuse, depuis longtemps elle rêvait de vivre de tels instants en présence de José. Elle apprécie au plus haut point le ruissellement de l’eau sur son corps. C’est un réel plaisir.

 

*

A l’entrée du camping, José remarque une fille assise sur son scooter. « Une fille superbe, canon, un  vrai top modèle, pense – t-il très troublé »

 

Il pourrait passer son chemin, au moins s’éloigner, mais il ne le peut pas. Il reste là à quelques mètres d’elle, dévorant du regard cette créature magnifique.

Il fait chaud, ceci explique qu’elle porte une tenue légère, minijupe et sweater de couleur beige clair, un ensemble qui lui colle à la peau et met en valeur ce corps  que José imagine parfaitement sculpté. Il a beau cherché le petit détail, non, vraiment il n’y a rien à redire ; à l’aisance de ses gestes, il en devine la souplesse féline.

 

Lui-même n’est pas passé inaperçu aux yeux de la jeune femme, il en est parfaitement conscient : la belle lui accorde un regard de braise, plutôt insistant ; au point d’ignorer le groupe avec lequel est en conversation.

 

Et voilà qu’elle lui sourit avec un naturel désarmant. José lui répond sans réticences.  A vrai dire, durant les vacances les gens sont spontanément communicatifs,  conscients que les relations nouées aux cours de la période estivale sont superficielles et seront  vraisemblablement sans lendemain.

 

Qu’a t- elle pu dire à ses amis pour qu’ils s’éloignent soudain ? La séance est levée.

 

Elle saisit  fermement son guidon des deux mains, esquisse un geste pour replier la béquille de son engin, puis se ravise, adresse sans équivoque un nouveau sourire très appuyé à José. Puis enfin un petit signe de la main. Un geste ambigu : autant un salut qu’une invitation.

 

Tandis que José la rejoint, elle persiste à sourire. Alors il ne peut résister au charme et subit  avec délice cette séduction. Etrangement, il l’aborde comme s’ils se connaissaient depuis toujours.

–         Salut ! Tu as l’air en pleine forme, c’est cool ici, non ? Dit la jeune fille

–         Super, en effet ! Répond – t- il, un peu troublé tout de même par autant d’aplomb.

Elle lui permet d’évacuer rapidement cette gêne en enchaînant : «

–         Tu es là depuis quand ?

–         Nous sommes arrivés avant – hier !

–         Nous ? Tu es donc accompagné ?

–         Oui, je suis là avec ma copine

–         Ha, dommage !

José n’a pas pu cacher son étonnement. Alors elle ajoute à nouveau sur un ton de petite fille espiègle : «

–         J’aurais préféré que tu sois avec un copain !

–         Et bien, non, désolé ! Dit José, théâtral et faussement compassé.

–         Je plaisantais, évidemment ! Mais tu m’es apparu tellement sympathique que je n’ai pas su partir sans avoir fait connaissance.

–         C’est gentil, merci ! Es – tu  ici depuis longtemps ?

–         Je ne suis pas au camping, mais j’y ai quelques copains. Non, j’habite la villa de mes parents durant les trois mois de l’été, alors nous nous revoyons tous les ans. Justement,  je voulais te dire, après – demain,  mon copain et moi, nous  organisons une petite boum, serez – vous des nôtres ?

–         C’est à dire, il faut que… Répond José, hésitant.

–         C’est vrai, il faut que tu en parles à ta belle, je comprends. Donne – moi ton numéro, je te rappellerai, si tu préfères…

José, pris de court, inscrit le numéro de son portable un morceau de papier et lui remet.

Il demande :

–         Faut-il participer d’une manière ou d’une autre ?

–          Non, pour cette fois vous serez mes invités !

 

José proteste, elle ne veut rien entendre. C’est elle qui décide.

Juste avant de disparaître chevauchant sa monture pétaradante, elle précise : «  Appelez – moi Maud, si, si…Et vous ? José, José ! Joli prénom, allez bye »

 

***

 

La chance est au rendez-vous : il fait beau. Ciel bleu et soleil généreux,  temps idéal pour se livrer au farniente allongé au bord de la piscine tropicale.

C’est seulement la fin juin. En basse saison, il y a moins de monde, et c’est tranquille. C’est une période qu’affectionnent particulièrement les jeunes mariés sans enfants, ou avec des petits qui n’ont pas l’âge scolaire, et surtout les retraités ; les prix sont attractifs, et on peut profiter malgré tout de diverses animations.

 

Tania et José  se prélassent donc côte à côte sur leur chaise longue, alternant bronzette méthodique et lecture.

 

Un retraité survient, se place non loin d’eux ; affectant une trop grande décontraction. Il dispose sa chaise avec une préciosité recherchée quasiment féminine; à un détail prés pourtant : son caleçon n’est plus de première jeunesse, et l’élastique qui entoure les cuisses est si lâche qu’il découvre par intermittence une vue inattendue sur ses bijoux de famille ; cela coupe court les supputations désobligeantes. José et Tania s’adressent un  regard de connivence qui précède une crise de fou rire incontrôlable dont l’objet échappe, fort heureusement, à l’intéressé. Voilà qu’enfin ils parviennent à se relâcher après cette fin d’année laborieuse.

 

Soudain le téléphone sonne. José décroche tandis que Tania attend de savoir. «  C’est Maud ! dit –il, rappelle –toi, je t’ai expliqué qu’elle devait nous rappeler pour l’invitation. Effectivement, elle veut une réponse ! »

–         Quelle question, non ! José, nous en avons discuté clairement. Nous la connaissons à peine. Et vu ce que tu m’en as dit… Nous ne faisons pas parti de leur monde.

–         Désolé Maud, mais Tania n’est pas emballée !

–         Mais pourquoi, c’est stupide ! Passe – la moi, veux – tu !

 

Deux minutes plus tard, Tania donnant le téléphone  à José : «  Comment ai – je  fini par accepter ? Alors, là, je ne me reconnais plus. Une fille curieuse  à laquelle personne ne résiste. C’est ça, dis-moi, José ?

–         Elle est sympa, c’est tout !

–         Ho ! Ne va pas t’imaginer que je suis jalouse !

–         On dit ça, et puis, au fond, on l’est  un peu quand même !

 

Elle n’ajoute rien de plus, se replonge dans son bouquin, feignant d’ignorer le désir pour elle qui s’empare de José à cet instant. José brûle dans tout son être en la contemplant.

Posée sur le ventre, en appui sur ses coudes, elle offre la courbe exquise de son dos au regard gourmand de José. Comment aurait-il pu retenir cette caresse ? Elle frissonne sous l’assaut exquis, repose son livre devant elle, puis lui tend ses lèvres en souriant. Il dit : « Mon amour, rentrons à la tente   »

–         Déjà ?

–         J’ai envie de toi, là, maintenant, s’il te plaît !

 

Tania l’embrasse lentement. Puis reprenant son souffle et ses esprits, lui murmure à l’oreille des mots ardents, riches déjà de l’offrande à venir.

 

*

 

José et Tania ont bien profité de cette nouvelle journée ensoleillée ; ils viennent tout juste de rendre les vélos qu’ils avaient loués pour aller se balader sur le canal du Midi en direction de Béziers.

 

Ils en sont enchantés : la promenade sur les rives du canal a été très agréable. La piste cyclable ombragée, un pur bonheur : idéale pour circuler suivant le fil de l’eau dans la mesure où l’on reste prudent et qu’on prend garde d’éviter les autres cyclistes arrivant en sens inverse.

Hélas, contrepartie de l’engouement pour ces lieux, la propreté, ici et là, laisse à désirer et l’incivilité des usagers contribue à une pollution visible. Dommage, dommage ! De même que ces effluves irrespirables aux abords des villes qui nuiront à n’en pas douter à la réputation du site si quelques efforts ne sont pas entrepris. Le pouvoir d’attraction de l’ensoleillement sera – t-il toujours suffisant ?

 

José et Tania ont envié ces vacanciers locataires de mini- bateau de croisière qui visitaient la région en voguant tranquillement sur le fleuve ; ces gens jouaient les pachas, adoptaient l’attitude de vieux loups de mer, mais on découvrait rapidement qu’ils étaient en réalité des néophytes, surtout quand ils devaient passer les écluses. José et Tania s’étaient amusés à constater leur maladresse et, dans le même temps, ils les avaient enviés de pouvoir vivre une telle aventure.

 

Il n’est pas bien tard. Ils ont bu un thé chaud et grignoté deux ou trois biscuits,  puis ils sont allés aux douches avant que ce soit l’affluence aux sanitaires. Ce soir, ils sont invités chez Maud et se doivent d’être ponctuel.

 

*

Maud, plus éblouissante que jamais, les accueille. De prime abord, elle plaît beaucoup à Tania ; sûrement à cause de cette beauté à laquelle elle n’est pas insensible : une beauté naturelle qui inspire confiance. Certes, il faudrait être aveugle pour ne pas s’apercevoir à quel point elle attire les mecs autour d’elle.

 

« Toi, laisse – moi,lâche – moi un moment, laisse – moi donc recevoir mes amis, nous aurons toute la soirée pour nous voir, dit –elle à l’un d‘entre eux  qui la colle un peu trop » D ’abord surpris, l’individu aux cheveux de geai, au teint bronzé, de type méditerranéen, ne peut résister au sourire de Maud qui le gratifie d’une bourrade plutôt virile.

–  D’accord ! D’accord, je vais aller me saouler…pour t’oublier !  Ironise – t-il.

–         Comme tu voudras, pendant que j’y suis, Victor, je te présente mes amis Tania et José. !

–         Enchantés, bienvenue au club ! plaisante – t-il. Le temps de leur serrer la main et il s’éclipse.

 

Invités à suivre Maud, José et Tania escaladent les marches du  grand perron  de ce qui  leur semble être une sorte de manoir ancien ;  des projecteurs disposés à divers endroits dans l’immense pelouse parfaitement entretenue l’éclairent judicieusement. C’est féerique. Une bonne cinquantaine de jeunes sont rassemblés là pour y faire la fête.

 

De cet endroit, comme sur une scène, ils dominent l’assistance. Maud a demandé qu’on baisse la musique, claque les mains, réclame l’attention de tous.

« Mes amis, pardon de troubler l’ambiance, mais il est très important pour moi de vous présenter Tania et José. Je vous demande de leur accorder le meilleur accueil, ils sont vraiment charmants ! Voilà, la plus folle des nuits peut commencer, profitez- en bien ! »

 

Elle redescend les marches et leur précise. «  Vous voici chez vous, vous êtes des nôtres, amusez – vous ! Tu permets Tania que j’emprunte ton chevalier servant pour une danse ? »

 

Maud n’a pas attendu la réponse. « Elle est belle ta gonzesse, super canon, si, si, je m’y connais, bravo ! Il est vrai que, toi aussi, tu n’es pas mal du tout…et »

–         Et tu t’y connais ! Plaisante José, tentant d’effacer rapidement ce trouble idiot qui le gagne.

–         C’est un rock, tu aimes ? Lui lance – t-elle excitée, donnant de la voix pour dominer le son.

–         Je ne sais pas danser ça. Désolé, tu vas me  prendre pour quelqu’un de ringard !

–         Il y a longtemps que je le pense ! Qu’est-ce que tu crois ! surenchérit Maud avec un regard espiègle de petite fille.

–         Approche – toi, je vais t’apprendre. Prends  ma main et laisse- toi guider.

 

En fait, Maud l’attire contre elle.  Une sensation à la fois agréable et douloureuse envahit José des pieds à la tête. Son trouble est flagrant. Maud le sent parfaitement bien, reste un moment sans voix. Puis, sans se décontenancer, profitant physiquement de l’instant, elle lui murmure  suffisamment fort à l’ oreille : «  J’adore !  Tu vois que ça peut se danser autrement le rock ! »

–         Oui ! Souffle José mal à l’aise, cherchant Tania dans l’assistance.

 

Elle est là-bas, beaucoup plus loin en compagnie, pense – t-il d’un raseur. D’une certaine façon, il s’en trouve soulagé et se livre complètement aux bras experts de Maud. « Je vois que tu te libères ! C’est bien.A notre âge nous devons profiter de la vie, non ?  Dit elle, insinuante »

José, très ému par cette situation, reste coi « Ai-je trop parlé ? dit Maud faisant mine de s’alarmer »

–         Non, pardonne – moi, je ne sais plus en j’en suis !

–         Alors, arrêtons – nous !

–         Non, dansons encore un peu, s’il te plaît !

 

Il a fallu peu de chose pour que le charme soit rompu : l’étreinte s’est refroidie et les deux jeunes gens reprennent leurs esprits.

Maud met fin à la danse et lui demande : « Tu l’aimes vraiment, c’est sérieux ? »

–         Oui, énormément ! Mais…

–         Mais quoi ?

–         Ce que je ressens pour toi, c’est …

Maud interrompt la déclaration de José en lui posant l’index sur ses lèvres.

–         Allez, c’est vrai, elle est superbe ta nana, va la rejoindre. Amusez – vous bien, on se reverra dans la soirée.

Maud s’éloigne. José se surprend à vouloir retenir son parfum, mais elle a déjà rejoint un autre cercle,  bien décidée à se divertir.

 

Subjugués par cette sorte de flux magnétique qui l’habite, tous les garçons la dévorent des yeux. Et détail étrange, il semble qu’il en soit de même de la part des filles. «Un ange destructeur ? Pense soudain José Elle m’a complètement chamboulé »

 

Cette prise de conscience l’agace. Il ne veut pas en faire une obsession : n’est-il pas heureux et comblé ? Tania lui apporte tout ce qu’un homme est en droit d’attendre de la vie. Alors, quoi ? C’est complexe un être humain !

Tania s’amuse un peu à son retour : «  Alors, elle t’a enfin lâché ! »

–         Jalouse ?

–         Tu sais bien que non, voyons !

–         Tu le devrais ! Répond – t-il, ambigu.

–         Et bien, non ! J’ai confiance en toi !

 

–         « Ha, bon ! Enfin si tu l’étais un peu, j’en serais flatté ! Ajoute – t-il, riant jaune, au fond.

 

Elle s’est rapprochée pour lui murmurer: «  Quand tu auras fini de dire des bêtises ! »

Il acquiesce d’un signe de tête avec cette attitude charmeuse qui le rend assez insupportable. Etrangement, Tania aime bien qu’il joue ce rôle de séducteur : elle devine son besoin d’être apprécié et cette vulnérabilité qui le rend tellement délicieux.

Alors lui saisissant la main plutôt brusquement, elle l’entraîne vers la piste : «  Allons danser ! Et tu as intérêt à assurer, beau gosse ! »

 

Parfois, la musique est au rendez –vous des amants : José et Tania s’élancent en douceur sur cet air de Jacques Brel «  Quand on a que l’amour »

Les harmonies sublimes submergent Tania qui se livre totalement. José sent qu’elle s’abandonne. Il ne peut l’ignorer, va à la rencontre de ses lèvres ; lèvres charnues, savoureuses comme un fruit rouge. Tania ferme les yeux. Elle plane, épouse parfaitement le corps de José.  Quelque chose d’indicible se répand dans cet instant de grâce. Et cependant, José cherche Maud dans l’assistance.

 

Il finit par apercevoir la jeune fille sur les dernières mesures de la chanson. Enlacée comme il n’est pas permis à un bellâtre de type méditerranéen : « un de ces types qui savent faire du blabla pour embarquer les filles, pense – t-il »

Que se passe –t – il ? Le voilà qui s’insurge, malgré lui, comme si elle lui avait appartenu.

 

Un pas à contre temps, puis un autre, avant qu’il n’écrase le pied de sa cavalière : à l’évidence voilà José bien perturbé. Cela ne peut échapper à Tania qui s’interroge. Indulgente, elle s’est contentée de réprimer un petit cri de souffrance puis elle s’est à nouveau rapproché de José, pour qu’il retrouve la cadence.

Etrangement, l’attitude de Tania, attise la mauvaise humeur qui s’installe insidieusement en lui. Un petit geste agacé n’échappe pas à Tania, soudain inquiète : «  Tu as un problème, toi, il me semble ? »

–         Non, je suis gauche, c’est tout ! dit-il d’une voix sourde.

–         Mais voyons, ce n’est rien, allez laisse – toi guider !

–         Il vaut mieux que je me repose un peu, je crois !

–         Comme tu veux ! Dit-elle, conciliante.

–         Je vais aller boire un verre !

 

A peine s’est –il éloigné en direction du bar improvisé pour la circonstance, qu’un cavalier a pris Tania en main. José s’aperçoit de la manœuvre mais il n’en a cure pour l’instant : «  Elle a bien le droit de s’amuser, pense – t-il avec légèreté » ; il veut seulement se rapprocher de Maud et observer son comportement. A cet instant c’est sa seule préoccupation.

 

Il saisit un verre de pétillant qu’il porte machinalement à ses lèvres. C’est alors qu’ une fille bien décidée lui faire la conversation  le rejoint: «  belle soirée, n’est-ce pas ! »

L’a t-il seulement entendue ?

–         Ca vous arrive de répondre quand on vous cause, ou seriez-vous sourd et muet ?  Dit –elle encore en haussant le ton.

–         Heu, oui, pardon ? Vous disiez ?

 

La fille est mignonne, plutôt ordinaire, d’une taille trop modeste à son goût. Mais ses yeux…ses yeux sont adorables ! D’une intensité exceptionnelle, ruisselants de tendresse : un regard qui ne reçoit jamais la colère.

Elle secoue la tête en le considérant avec compassion : «  Vous aussi, alors…Vous n’avez d’yeux que pour Maud. Remarquez, ce n’est pas sans raison si tous se l’arrachent ! »

 

Elle vient de jeter une pierre dans la marre et attend l’onde de choc sur le visage de son interlocuteur. José ne répond pas. Elle devine combien, ce sourire qu’il lui adresse, est douloureux. Alors elle hausse les épaules et le prévient : «  Vous risquez d’être terriblement déçu, comme d’autres avant vous. Elle séduit les mecs sans le vouloir,  c’est dans sa nature. Que d’histoires déjà, laissez tomber ! »

 

Elle trépigne mal à l’aise, ajuste dix fois un sweet qui emprisonne sa poitrine plutôt généreuse,  avant d’ajouter : «  D’ailleurs ce soir, elle a déjà jeté son dévolu sur Marco. Aujourd’hui, c’est lui, demain ce sera un autre. Une fille libérée. Je la connais mieux que quiconque : nous sommes très intimes. Si vous voyez ce que je veux dire ! »

–         Ne vous fatiguez pas, je suis accompagné ! réplique José sèchement.

–         D’accord ! Mais Je vous ai vu seul et puisque Maud nous a suggéré de vous mettre à l’aise, je voulais juste prendre un verre avec vous.

–         Merci, oui trinquons à cette magnifique soirée, à l’été, et…

Il s’empêtre dans sa tirade, mais elle ne vient pas à son secours ; il déclare ce qui lui passe par la tête : «  Et à vous ! Tellement…si… »

–         Si gentille ! L’interrompt – t-elle

–         C’est exact !

–          vous avez parfaitement raison, gentille ! Gentille et c’est tout ! Ca n’a rien à voir avec Maud !

 

José qui écoute, d’une oreille distraite, les doléances de la jeune femme, aperçoit Tania bien occupée : il semble qu’elle ait été adoptée par un petit groupe de joyeux drilles. Alors, faisant mine de n’avoir d’yeux que pour son interlocutrice, il plonge dans son regard et l’invite : «  Vous avez raison, buvons à l’amitié et à tout ce que vous voudrez ! »

–         Attention,  je vais vous prendre au mot. Laissez – moi vous apprivoiser.

José acceptant de jouer le jeu de la jeune femme boit verre sur verre sans même s’en rendre compte. La petite se révèle amusante, intéressante, et finalement très séduisante.  L’alcool aidant elle s’enhardit : «  Dommage pour vous, j’aime davantage les femmes ! Maud a sûrement eu tort de vous délaisser ! »

Cette remarque a pour conséquence immédiate de ranimer l’obsession de José. Où est –elle, justement ?  Elle est là à deux pas. Si prés d’eux que José n’est pas loin de penser que c’est le parfum de Maud qui l’a mis immédiatement sur sa piste. Elle lui adresse un gentil coucou avant de s’enrouler telle une chienne aux hanches actives de Marco. José chavire. Pourquoi éprouve t –il soudain de la haine pour tout ce qui l’entoure. Pour un peu, il balancerait à toute volée le verre qu’il tient à la main.

 

«  Mon prénom, c’est Bénédicte, mais appelez – moi Béné, puisque nous sommes maintenant amis. Vous, c’est comment ? »

 

Il ne répond pas. Elle poursuit : «  Je vous ai expliqué, vous avez tort de vous mettre dans un état pareil. Parfois, il faut savoir regarder la réalité en face. Vous me faites pitié, vraiment, allez reprenons un verre. Moi, je vais être pompette mais je ne peux pas vous abandonner. A la vôtre !

 

Il lève son verre qu’il avale d’un trait. Elle commente : «  Et bien vous, alors ! »

Il ajoute presque théâtral : «  Moi, c’est José ! On peut se dire tu, d’accord ?

Etonnée, Béné, articule à grand peine : «  Vous avez raison, allez, on se  tutoie ! »

 

Béné, dans un triste état,  a attiré l’attention de deux copines qui volent à son secours et la prennent  en charge.

 

Dans le vestibule du manoir, un divan en cuir beige tombe à point nommé pour recevoir la jeune femme totalement ivre ; elle s’affale mollement et bientôt elle ronfle bruyamment, inconsciente et à demi – comateuse.

 

Les filles sont outrées : «  franchement, s’il faut se retrouver dans cet état ! C ‘ en est honteux ! Gare la tête demain ? Laissons – la cuver, et nous reviendrons prendre de ses nouvelles dans un petit moment. »

 

Repassant devant José, désobligeantes, elles commentent : «  Et, vous ce n’est guère mieux ! »

Il veut s’insurger, leur dire qu’elles feraient mieux de s’occuper de leurs fesses mais aucun mot ne sort: ses lèvres s’animent mais en vain. C’est l’image sans le son. Troublé par ce constat étonnant, il cherche Tania du regard et tente de la rejoindre. Elle n’est qu’à vingt mètres de lui, et il veut absolument aller vers elle

 

José attend de pouvoir se frayer un  chemin dans la foule ; la voie est libre, il s’élance. Jusque là, il se sentait léger et voilà que tout tourne dans sa tête. Il tend maladroitement une main sans force en direction de Tania. Au dessus d’une haie de tamaris, le ciel étoilé  tournoie plus qu’il ne faut. Il s’écroule lourdement sur les gravillons de l’allée que des spots de jardin éclairent.  Tania accourt affolée, se jette sur lui :

 

«  Dieu soit loué, il respire.  Dit –elle, rassurée»

– Il a trop bu, sûrement ! Lance Maud, tout de même inquiète.

– Il faudrait le transporter jusqu’au camping. Ca serait sympa, je n’y parviendrai pas tout seule ! Est-ce que tu peux ? Supplie Tania, très ennuyée.

– Tu as raison ! D’autant que reconnais –le, ça fait désordre. Ca lui prend souvent à ton mec ?

– Jamais, non, pas que je sache !

 

Maud a réquisitionné deux gaillards qu’elle charge de les raccompagner au plus vite. La musique arrêtée un moment reprend de plus belle tandis que les portières claquent sèchement à leur départ.

 

*

 

Quand ils se présentent au camping, le préposé à la sécurité, un homme  d’une quarantaine d’année inspecte leur équipage d’un air suspicieux. Bien sûr, il a l’habitude des retours de boîtes à une heure avancée de la nuit , mais là, il y a un léger problème : le véhicule n’arbore pas le badge distinguant les résidents des personnes de passage..

 

Sa torche balaie l’intérieur de la voiture puis il s’approche prudemment accompagné de son chien ; il s’agit d’un Bas- rouge bourré d’arthrose, plutôt placide, qui suit son maître dans ses rondes sur le camping ; un animal sans danger que Tania a déjà eu l’occasion de caresser . A l’évidence son rôle premier consistant  surtout à rassurer son maître.

 

Aux explications de Tania, le gardien ironise d’une voix légèrement éraillée par la consommation excessive de cigarettes, et un accent slave assez prononcé : «  D’accord, d’accord, il fait si chaud ici, n’est-ce pas ? Les gens ont soif, c’est fou ! Pour une fois, je vais faire une exception, mais ne tardez pas car la règle est stricte : pas d’étrangers au site, la nuit ! »

 

Enfin la barrière se lève et ils peuvent gagner l’emplacement de leur la toile de tente.

José refuse obstinément de quitter le siège passager, il faudra parlementer pour qu’il daigne rentrer. Puis ils parviendront  à l’installer de force sur le matelas pneumatique.

 

Les deux gars sont soulagés : leur mission est accomplie : «  Ouf ! Ca n’a pas été une mince affaire, un sacré gaillard, et costaud en plus ! Il vous a déjà fait le coup ? demande le jeune,  un blondinet d’une vingtaine d’années environ  »

–         Non, c’est bien là le problème ! Ca n’est pas du tout lui ! Déplore sincèrement Tania.

–         Alors tu viens ! S’impatiente l’autre qui souhaite retrouver ses amis et la fête.

–         Houais, on a bien deux minutes ! Regarde ce ciel plein d’étoiles, on n’est pas bien ici à cette heure ? lance le type à son copain.

–         Excusez – moi, j’aurais dû vous offrir un verre à boire mais je n’ai pas grand- chose, vous savez…  de l’eau fraîche, ça vous va ? demande Tania par politesse.

–         Oui, un verre d’eau ! Ca nous permettra de faire plus ample connaissance !

–         Les conditions ne sont pas idéales ! Note Tania, franchement désolée. Puis ajoute : «  J’en garde toujours un peu au frais dans la glacière ! »

 

L’autre jeune homme  est resté à attendre dans le véhicule.

 

–         Permettez que je vous aide en tenant la torche, c’est spartiate le camping ? note le blondinet.

–         Oui, merci, c’est gentil, ça m’arrange !

De l’autre côté de la moustiquaire José cuve avec des ronflements qui pourraient à eux seuls réveiller un régiment.

–         Il a son compte le gaillard ! Vous allez passer une sacrée nuit ! ironise le type d’une voix dont le timbre est soudain altéré.

 

Tania s’incline pour se saisir de la bouteille d’eau dans la glacière. C’est alors que le monde lui tombe sur la tête, le gars en a profité pour l’enlacer et la maintient fermement de son bras libre. Un écoeurement violent l’envahit, elle sent son souffle chaud s’approcher de sa nuque : l’homme respire puissamment. Il la fait pivoter vers lui sans violence mais fermement tout de même, elle reçoit son haleine fétide de chien quand il lui propose : «  On peut s’arranger, c’est comme tu veux ! »

–         Ca ne va pas ! s’écrie – t-elle, lâchez – moi, vous devriez avoir honte !

 

Alors il la libère, en marmonnant : «  vous ne savez pas plaisanter. C’est les vacances ! Qu’est-ce que vous croyez !  Nos soirées se terminent souvent comme ça, les filles se libèrent, elles viennent ici pour s’éclater ! »

Au débit de sa voix, Tania relève l’embarras de l’homme. Tremblante, elle affiche pourtant la plus grande sévérité. : «  Arrêtez et sortez immédiatement ! Vous ne remercierez pas Maud de ma part, je le ferai moi- même ! »

–         Elle va beaucoup rire. Elle n’est pas farouche, elle !  Allez, je me casse ! lance énergumène qui a retrouvé sa morgue.

 

La portière claque sèchement comme un coup de tonnerre lorsque la foudre tombe. La voiture démarre en trombe. Puis, plus rien. La sarabande des cigales, insensible au cours des choses, étire la longue stridulation dans cette nuit méditerranéenne.

 

Tania se tient à l’extérieur de la tente,  serre les mains à s’en rompre les os ; des nausées l’assaillent à nouveau. Alors elle tente de retrouver son calme en essayant la technique respiratoire qu’une copine de classe lui a apprise, dite respiration abdominale. Le résultat n’est pas du tout évident.

 

Des étoiles scintillent, clignotent singulièrement dans le flot de larmes qu’elle ne sait plus contenir. Il n’y a pas moins de 24 degrés à cette heure de la nuit et pourtant Tania tremble comme une feuille, Certes ! L’incident est clos, mais elle ne parvient toujours pas à retrouver sa sérénité.

Elle cherche un visage, une main secourable, se retourne vers la tente en invectivant copieusement José en pensées. « Tu t’es laissé entraîner à boire, c’est inadmissible ! Comment aurais-je pu me défendre si ce type avait continué?  Et puis…Est-ce que je n’aurais pas minaudé sans en être tout à fait consciente, au point qu’il en ait perdu  les pédales ? »

 

Elle lève son regard au – delà d’un lampadaire  sphérique  que convoitent plusieurs divisions d’insectes. Les hommes ne sont-ils pas tels que ses insectes, s’interroge Tania. S’attaque – t-on impunément à la lumière ? Généralement, les hommes l’appréhendent avec circonspection ; se comportent-ils mieux pour autant ? Beaucoup sont aveuglés par le feu du désir.  José, lui. Parlons –en de José ! …Si doux dans son état normal …Bien, il a renoncé et je m’en sors bien. Devrais-je lui pardonner son geste, ça non, je ne le peux pas.

 

Au-delà de cette lune phosphorescente, fixée sur le doigt d’un bateleur invisible, la nuit miroite mille reflets électriques : toutes ces âmes palpitantes, s’associent à la frayeur de Tania. Petit à petit, subrepticement, chaque larme délivre son étoile et elle s’apaise.

Assise à même le sol, elle médite sur la dangerosité de ce monde : les événements passent dans sa tête mais elle décide de ne pas leur accorder trop d’importance, autrement elle ne trouvera plus jamais le repos.

 

*

 

Soudain, elle sursaute. S’est-elle endormie durant quelques secondes ? A l’intérieur de la tente, José s’agite. Alertée, Tania se lève rapidement. Il a dû faire un cauchemar : elle le retrouve, assis sur son matelas, proférant des menaces incohérentes à l’adresse d’un ennemi invisible. Cependant elle tente de le rendre conscient : «  Tu viens de faire un mauvais rêve,  José ! »

 

La distingue- t – il seulement ?  Elle ajoute : «  Tu vois où mène l’alcool, mon amour ! Promets – moi que ce sera la dernière fois ! »

 

Décidément, non, il n’a pas même remarqué sa présence et il continue de lancer des imprécations à l’encontre du personnage qui lui apparaît dans ce monde échappant totalement à la pauvre Tania.

 

Alors, elle s’en va retrouver la clarté du lampadaire et les moustiques kamikazes  Le vent de mer se lève doucement et des effluves iodés la rejoignent. Agenouillée sur le sol herbeux, assise sur ses talons, elle lève à nouveau son regard vers le ciel. Réflexe humain ?

 

Là – haut, la nuit vacille, implore: lointaine et si proche, elle semble participer pleinement à son tourment. Viendra- t – elle participer au chant des cigales, se fondre dans  la chevelure parfumée des tamaris qui s’animent maintenant au mistral naissant ? La nuit est toujours ce que nous en faisons ; désirs, extases, prières, ne sont finalement que des supplications au silence ; silence, au dedans et au dehors, que nous partageons avec elle. Tania ne développe pas toutes ces idées, elle les contient en un sentiment pesant, envahissant.  Et José fait partie de cette nuit où la féerie côtoie le pire de l’hystérie éthylique.

 

Ici, le mistral est imprévisible : qui peut savoir avec quelle force et pendant combien de temps il soufflera sans relâche sa folie ; ainsi, la vie, elle aussi.  A ses premiers assauts la toile de tente se révolte, au second elle s’accroche. Tania s’inquiète. Elle a peur que les piquets ne soient suffisamment fixés dans le sol meuble et que leur nid s’envole comme un fœtus de paille d’un instant à l’autre.

 

Elle ressasse de mauvais pressentiments lorsque, José redonne de la voix. Tania entend glisser la fermeture éclair, un peu de remue-ménage. «  Qu’est –ce qui se passe encore ? pense- t-elle»

–         barre – toi, tu n’es qu’un monstre ! Ha, tu as voulu me planter, ça va être ton tout maintenant ! Pourri !  vocifère – t –il à nouveau

 

Tania perçoit un bruit de couverts renversés. L’instant d’après José surgit portant haut dans la main un couteau de cuisine.

«  Allez – montre – toi si t’es un homme ! » hurle t-il en effectuant un demi tour sur place qui aurait pu le mettre pour le compte au tapis vu son état d’ébriété.

«  Ha ! Cette fois, tu ne m’échapperas pas !  hurle – t-il, se dirigeant vers Tania, et bien décidé à en découdre. »

–         José, non, je t’en supplie, non ! Supplie Tania qui esquive la lame de justesse.

 

*

 

Un tel chambardement ne pouvait pas passer inaperçu. Des  estivants dérangés dans leur sommeil se sont levés et ont suivi de loin le déroulement des évènements. Bah ! Une histoire de couple !

 

Maintenant, ça prend une telle importance que quelques  hommes s’approchent, dirigent le faisceau de leur torche et découvrent les acteurs du drame avec stupeur.

L’un d’entre eux intime vertement à José l’ordre de se calmer.  Rien n’y fait, José tourne autour de la tente, poursuivant l’ennemi sorti tout droit de son imagination. Heureusement, il ne s’agit plus de Tania.

*

 

 

Pas moyen, pourtant j’ai l’habitude. Je suis policier, j’appelle du renfort. C’est le mieux, je pense, il est incontrôlable ! Eloignez – vous, Mademoiselle, il est en pleine crise !

–         Il a juste bu un peu hier soir. José n’a pas l’habitude, comprenez – vous ! L’excuse Tania.

–         Oui ! Pourtant je maintiens qu’il faut aussi appeler l’ambulance des pompiers.

 

Un véritable attroupement s’est formé en quelques minutes. Un des hommes se fraie un passage et précise au policier en vacances : «  C’est ok, il seront là au plus tôt ! »

José vient de s’écrouler à quelques pas. La tête dans un taillis, il éructe, jure comme jamais Tania n’aurait pu seulement le soupçonner. Il est devenu dangereux et elle ne peut rien pour lui en l’état actuel des choses.

 

 

*

 

Tout s’est passé très vite. Les ambulanciers l’ont bloqué fermement et allongé sur un brancard ; puis ils se sont trouvés dans l’obligation de l’entraver à l’aide de poignées en cuir.

 

*

 

Tania est atterrée. Heureusement le patrouilleur du SMUR, une infirmière d’une trentaine d’année, l’a invitée à prendre place à ses côtés dans un véhicule d’accompagnement. Tania a d’abord été intimidée, mais en quelques minutes le courant passé entre les deux femmes.

 

*

 

Maintenant elle répond à ses questions en confiance, comme si elles s’étaient toujours connues.

–         A – t-il déjà eu ce genre de crise ?

–         Pas à ma connaissance. Il faut dire que nous sommes ensemble depuis peu.  Il a bu, voilà tout !

–         L’alcool, ce n’est jamais bon ! Certaines pathologies se déclarent parfois après une bonne bringue, vous savez ! Dit  l’infirmière, sans quitter la route des yeux.

–         Vous pensez à quelque chose en particulier ? Demande Tania inquiète.

–         Il a déliré.Ca fait penser à un épisode schizophrénique…

–         Schizophrénique ? C’est très grave, non ?

A la fêlure soudaine de sa voix, l’infirmière perçoit l’angoisse de Tania. Alors, elle se veut rassurante.

– Nous en saurons plus quand les médecins l’auront examiné. Dans l’immédiat, il va devoir cuver. Espérons qu’il ne fera pas trop de tapage. Aux urgences, nous sommes habitués mais il n’empêche que nous n’apprécions pas !

 

Tania, désolée et un peu honteuse, après cette dernière remarque, ajoute faiblement : «  Je vous demande pardon ! »

-Ca ne va pas ! Vous n’y êtes pour rien !

 

Ce disant, elle a esquissé un geste familier, comme une bourrade amicale qui rassérène quelque peu Tania. Cette marque de sympathie l’émeut et elle retient difficilement les larmes qu’elle sent poindre.

 

 

*******

Juste après le coucher du soleil, les vagues, portant à bout de bras l’écume, se figent en une teinte gris métal ; peu à peu la nuit s’impose, efface l’instant d’avant. Un autre tableau les émerveille : d’un bout à l’autre du rivage les guirlandes s’allument sur des dizaines de kilomètres ; à gauche, le Cap d’Agde, puis Sète ; à droite  Sérignan, Narbonne –plage, Saint Cyprien, et, scintillant faiblement dans la brume les stations balnéaires espagnoles.

La nuit magique les berce, le silence se nourrit des clapotis en attendant que surviennent les confidences.

Ils s’aiment, devraient donc être heureux et goûter pleinement les profondes respirations de la vie. José a laissé entendre qu’il voulait régler entre eux, une fois pour toutes, l’incident fâcheux de la veille. Pour Tania l’affaire est entendue mais pour ce qui concerne José, c’est différent.

 

A quelques encablures de là, un phare scande une présence lancinante: un cœur bat sur la rive des hommes et c’est  très rassurant. Dans l’instant où tout semble immuable, relié aux dimensions de l’infini, comme il est malaisé de rompre la magie. Pourtant José toussote, se racle la gorge pour s’éclaircir la voix, puis s’élance maladroitement, le timbre fêlé par l’embarras : «Tania, mon amour, il faut que nous parlions à propos d’ hier soir, n’est-ce pas ? »

– Qu’y a t – il à rajouter que nous ne sachions déjà ?

-Je ne sais pas, moi ! Mais quand même, au fond, peut-être que tu m’en veux un peu ?

– Ce qui est fait, est fait, non ?

– Ca t’a chamboulée, je me doute !

– Il faut reconnaître que ce n’était joli à voir. Quand j’ai vu ce rictus qui déformait ton visage et combien tu étais blême. Oui ! Franchement j’ai eu peur. D’autant que tu m’as menacé d’un couteau, me prenant pour ton agresseur.

– Quel agresseur ?

– Il n’y a que toi qui sois capable de répondre à cette question, José ! Dit-elle sans ironie.

-Je ne me souviens de rien ! On a dû me droguer !

– Peut-être…L’alcool en plus ! Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça ne t’a pas réussi ! Il faudra te soumettre à des examens médicaux dés notre retour.

– Imagine que je sois atteint d’une tumeur et que ces crises reviennent périodiquement, quel sort me réserveras- tu ?

– Je ne me pose même pas cette question !

-Sacrifieras – tu ta vie pour moi ?

– Je reste optimiste, tout fonctionne bien chez toi ! N’en rajoute pas ! Dit-elle, se voulant rassurante.

– Je voudrais être entièrement d’accord avec toi…

– Mais, tu crains que je t’abandonne !

– oui !

– Dans le cas contraire, toi, me laisserais-tu tomber ?

– Ca ne serait pas juste !

– C’est là ta seule considération ? Et l’amour, qu’en fais –tu, José ?

– Oui, évidemment ! Mais imagine qu’une telle affection t’interdirait d’avoir des enfants, ça changerait tout le problème ! Dit-il, anxieux.

– Oui, ça serait infiniment regrettable ! Alors nous adopterions, par exemple !

– Tu as réponse à tout ! Remarque gentiment José.

 

Tania ne répond pas, elle songe. José aimerait bien  lire dans ses pensées. Le voilà à demi rassuré, elle ne le quittera jamais. Lui, qu’aurait-il décidé si Maud était parvenue à ses fins ?

 

Tania frissonne et José propose : «  tu as froid, ma chérie. Rentrons si tu le veux ! »

-Non restons encore un peu !

– D’accord mais laisse –moi te couvrir !

– Quelle sollicitude, pour une petite brise de  rien du tout,  pas besoin d’en rajouter !  Ne crains rien !

–         Laisse – moi te couvrir avec ce pull ! insiste – t –il.

Elle se laisse faire et reconnaît qu’il vient d’avoir une bonne idée, et ajoute encore : «Il faut oublier et profiter de nos derniers jours de vacances »

 

Une brume légère s’est installée doucement, accentuant de façon notoire la fraîcheur de la nuit. Alors ils décident de rentrer au camp.

 

Portiragnes s’endort avec le sommeil des vacanciers. La ville reste très séduisante avec ces éclairages  et ses lampadaires, illuminant les murs  de couleur ocre, que la clarté blanchit faiblement, de même que les haies et les pins alignés le long des trottoirs.

Après un bon quart d’heure d’une marche soutenue qui les a réchauffés, ils prennent la piste cyclable à la sortie de la ville, sur un tronçon sans éclairage ; les grillons brassent l’air de leur chant amoureux, et l’atmosphère est à la fois lourde et orageuse.

 

A l’entrée du camping, le gardien plaisante : «  Alors, vous ! Vous pouvez dire que vous nous avez causé une belle frayeur ! »

– Encore une fois, merci de votre aide ! Ne vous tracassez plus, nous avons prévu de partir dans deux jours ! Précise Tania très calmement.

– Ne dramatisez pas, après une bringue,  ça nous est arrivé à tous de disjoncter !

– D’accord ! Lui répond – t- elle, laconique.

L’homme ajoute avec un fort accent slave : «  Nous autres, dans la légion, nous connaissons ça !

–         Bonsoir Monsieur, conclut Tania, coupant court la conversation.

Cinq minutes plus tard, épuisés, ils s’endorment comme des souches. Le mistral s’est levé subrepticement secouant la toile de la tente à chaque bourrasque.

 

 

 

 

 

 

 

 

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