La complainte des geysers (extrait)

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Extrait du chapitre 23,  »A la lune, à la deuch’, à l’étroit sous à la bonne… » du roman de Bernard-Guy, sociologue et jazzman, intitulé « La complainte des geysers » paru en 2008. https://contesarebours.wordpress.com/

Bernard-Guy est également l’auteur de la préface du dernier recueil du collectif LAT autour des Villes Mutantes et autres curiosités bétonnées, et de la postface du sixième recueil à venir…

 

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(…) Retour de l’enfer, sans plus me soucier de mon amie dont j’ignorais la destinée dans cette bastille aux frayeurs, j’avais soudain envie de m’en aller seul avec ma deuch’ sous le bras ; je me sentais comme un oisillon groggy sauté du nid trop tôt, considérant avec étonnement ses plumes égarées dans la chute en dénombrant ses chétifs abattis : devinant naïvement l’inutilité d’une ascension problématique de l’arbre natal naguère rassurant, il opte définitivement pour le premier envol, manœuvre encore inédite. Après cette aventure, je me perçus un long moment, le cœur glacé de ce qui m’était tombé sur le coin de la gueule … ; et comme le glacier, ce cœur instantanément surgelé s’effilochait en moraines parallèles et stériles …

Ce fut sans doute mon denier chagrin d’angelot et ma première compromission hypocrite d’adulte puisque j’attendis patiemment l’issue du séjour pour repartir avec ma belle vers Buyrdu : le début des petits arrangements qui émaillent les traverses des grandes personnes …

Pendant tout le trajet de retour, elle posa câlinement sur ma cuisse brûlante sa jolie main trop baguée, au poignet garni de multiples bracelets précieux que je ne lui connaissais pas auparavant, et nous n’évoquâmes jamais rien à ce propos ; chat échaudé … Lorsqu’il m’arriva, quelques fois trop courtes, d’étreindre ses petits pieds mignons de déesse de banlieue, exorcisant sans me trahir la délicatesse de mes sentiments amoureux pour elle, je vis parfois de fugaces perles précieuses sourdre de ses belles mirettes … Peut-être était-elle conquise … sans doute … par ce geste d’affection simple ou alors, très au courant de ce qu’on m’avait fait subir, elle devinait mon besoin de déterger ces pratiques ; quelques mois plus tard, elle nous quittait à jamais et je ne l’oublierai en aucun cas. Durant ces quelques jours hors du commun, tournant définitivement et brutalement le dos aux mirages rassurant illusoirement les horizons de ma défunte adolescence trop confiante, j’avais perdu la trace de mes avions de papier, perdus corps et biens dans les vapeurs d’alcool avilissant. J’avais en revanche découvert, certes brusquement, plein de choses rudimentaires mais malaisées à accepter sur les femmes, les hommes, la multiplicité infinie des consciences, la mort, la cupidité, la géométrie variable des sentiments, l’érotisme lourdement déniaisé sans contraintes ni références moralisatrices et finalement la grande course sans but de tous. Bêtement comme chacun, j’étais dorénavant prêt sans doute à affronter moi aussi l’épreuve parce qu’on n’apercevait au loin aucune alternative disponible ; pour effectuer le circuit imposé, il fallait sauter, contourner, éviter les obstacles, tricher … Utiliser au mieux sa capacité d’émission sonore pour dire je t’aime, mentir comme on respire ou les deux ensemble … et embrasser sans mesure ni exception le corps des femmes qu’on chérit jusqu’à ressentir enfin leur saveur personnelle pour dévoiler libre allégeance à leur amour tant espéré.

J’ai aussi compris à ce moment-là un signe très simple qui permet au gars ingénu de deviner si une fille est provocatrice ou naturelle ; il faut toutefois, condition sine qua non, qu’elle garde les cheveux libres, sans chignon ni autre bidule du même style … Si, dans cette configuration, elle rejette sa chevelure vers le dos, coinçant machinalement les mèches derrière les oreilles parce qu’elle y glisse les doigts au fur et à mesure que la coiffure retombe successivement sur les yeux ou les épaules, c’est encore une petite fille quel que soit son âge civil, pas de panique. On n’aura aucune peine à rire aux éclats avec elle ; on pourra tenter de consoler ses cafards infinis comme on berce tendrement un enfant. Si au contraire, elle néglige systématiquement de relever les cheveux qui encombrent adroitement son regard ; si elle recule négligemment ses boucles en désordre minutieux sur ses épaules : méfiance, c’est une femme, quoi qu’en dise sa carte d’identité ! Et comme ce test est infaillible, il n’est possible désormais que de l’aimer un peu, beaucoup, tendrement, passionnément, à la folie ; … et impossible d’aimer pas du tout une femme, j’en atteste !

Mais attention à la marche : la folie risque alors de muter en torture dont on ne peut se passer : à qui pourrai-je jamais avouer devoir peut-être cette façon érotique exacerbée – quoique très adoucie – à une démone exceptionnelle profitant de mes émois inexpérimentés et des circonstances … En tout cas, depuis cette époque et jusqu’à mon âge, je n’ai plus jamais arpenté ce quai glauque, cette rue maudite d’un quartier de Parselles, rayé de ma carte personnelle ; le jour où j’effectuerai ce pèlerinage sans appréhension ni conséquence, je serai devenu un très vieux sage à la libido défunte … et je n’irai jamais, au grand jamais, en ramasser les feuilles mortes à la pelle pour les mettre dans ma deuch’, elle aussi trépassée … Et d’ailleurs, puissent-ils alors avoir abattu cette adresse damnée pour y reconstruire n’importe quelle horreur architecturale, moderne comme je les hais, ce sera toujours mieux !

C’est fou : lorsque j’y songe, je me rends compte qu’avec ma grande gueule et mon je-sais-tout, j’ai sans doute tout appris de la vie par les femmes qui ont croisé ma route ; du déniaisement à la capacité de souffrir et puis tout le reste, je leur dois en lettres de sang ou en larmes de joie. Et Cacahassa est du nombre, bien entendu.

Sapristi : on éteint les lumières du resto, je suis seul et il fait un noir d’encre dehors ; j’hallucine : cela fait des heures que la deuch foutris est passée ici et je viens de plonger durant toute ma soirée à me remémorer cette partie de jambes-en-l’air mouvementée de mon adolescence, eh ben ! Bravo : j’ai raté toute possibilité d’avaler quoi que ce soit, alors qui dort dîne ; direction le plumard puisque demain, on bosse !

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