3. La somnanscribrouillonanarde

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 Si Heidi voyageait autant c’est qu’elle prisait plus que tout les transports en commun. Ses pérégrinations la poussaient sur les routes depuis deux décennies maintenant. Elle n’avait pas fait le tour du monde, loin de là, mais c’était un monde renouvelé qui s’offrait chaque fois qu’elle entrait dans un bus, un métro, un avion, depuis son premier voyage en cargo, si ses souvenirs étaient bons. Et les seuls paysages qu’elle conservait intacts demeuraient les visages croisés, les sourires furtifs, les haussements de cils comiques ou bien complices, jusqu’aux sourcils froncés, aux lèvres pincées sur des figures fermées. Tout lui convenait pourvu qu’on lui renvoie une preuve d’existence.

Bart Heldi était pourtant le premier homme qu’elle ait suivi ainsi, inconsciemment guidée, consciemment attirée.  En ouvrant son calepin pour se remémorer une date qui lui échappait, un pétale fané avait glissé sous la banquette.  Le chauffeur fredonnait,  la route était déserte, noire et finalement elle s’était endormie, anesthésiée par une chaleur aussi sèche qu’étouffante.  Identique à celle du métro parisien, tiens….

Le métro exhalait des senteurs mélangées qui ne lui déplaisaient pas. Lorsque le clochard avait pénétré dans le wagon, une bonne poignée de voyageurs en était sorti en râlant. Il passait entre les rangs, déposait un papier avant de faire le chemin inverse pour recueillir son aumône. Elle avait assisté la veille au même manège mais il s’agissait, si elle avait tout compris, d’acheter un petit porte-clés lumineux à un aveugle. Que pouvait bien vendre ce vieil homme ?

Elle s’empara du petit papier et fut frappée. Knock out littéral qui la laissa pantelante, les jambes flageolantes mais l’esprit éclairé comme elle ne l’avait jamais senti ; en alerte. Oui, c’est ça, exactement ça. Lorsque le vieil homme repassa, elle le paya largement : un billet de vingt euros. Elle lui demanda la faveur de conserver la note. Faveur qu’il refusa. Impossible, dit-il, j’ai promis. Il n’était donc pas l’auteur de la note. Mais qui ? Elle avait haussé le ton en même temps qu’elle se levait, le billet toujours en main. QUI ? Lui-là, c’est tout ce qu’il avait dit en pointant la silhouette d’un homme portant un petit sac à dos à l’épaule, qui s’éloignait sur le quai. Elle eut juste le temps de s’extirper du wagon sous la sirène hurlante, ce qui ne l’avait pas empêchée de saisir les propos du vieux. Ce mec est un jackpot !

Elle connaissait déjà par cœur le quatrain qui lui avait fait l’effet d’un coup de poignard. L’homme était en vue. Il marchait tranquillement en suivant l’indication de sa correspondance. Et elle, le suivait, encore sous le choc. Avait-elle jamais rien lu d’aussi beau ? Etait-ce « beau » d’ailleurs ? Elle n’en avait pas la moindre idée, tout ce qu’elle ressentait c’est chaque parcelle de son corps paraissant reprendre vie. Comme si elle s’éveillait d’un long sommeil. D’ailleurs les gens la regardaient un peu bizarrement; certains souriaient, d’autres se détournaient, personne ne paraissait indifférent à cette femme irradiée marchant à grands pas sur ceux de l’inconnu qu’elle prenait déjà pour l’élu.

C’est le cœur battant qu’elle avait pris place sur un strapontin, tandis que l’inconnu scrutait, debout, l’itinéraire affiché au dessus de lui. Puis il s’était assis aux côté de Heidi. La fermeture éclair de son sac à dos avait effleuré la jambe de la fille en écorchant son bas sur lequel elle avait machinalement passé la main. Il lui avait souri en s’excusant et la conversation était partie comme ça, un peu bêtement, avait bifurqué sur leurs accents respectifs. Elle américaine, lui provincial apatride. Deux stations plus loin, il était descendu en murmurant un au revoir et une fois encore elle s’était engagée sur ses pas. Ils marchaient côte à côte, chacun faisant un effort pour adapter sa cadence à celle de l’autre ce qui avait un effet quelque peu comique. A un moment, tandis qu’elle l’attendait il avait rigolé : vous me suivez ? Oui, avait-elle répondu et ils s’étaient arrêtés dans une brasserie où il avait commandé un whisky, elle un verre de vin rouge.

Il ne semblait pas vraiment contrarié, à peine indifférent. Elle n’était pas gênée de son audace qui n’en était pas une. Ils ne parlèrent pas beaucoup d’ailleurs ; ils étaient là, face à face autour d’un guéridon bancal sur une terrasse. Après leur verre, il avait dit, mon hôtel est à deux pas et elle avait acquiescé. Elle ne trouva jamais le bon moment  pour lui donner l’explication d’un comportement qu’elle jugeait inédit peut-être mais parfaitement fondé. Elle s’était même dit qu’elle aurait très bien pu confondre deux silhouettes marchant sur un quai de métro mais fidèle à son instinct, elle n’avait jamais réellement douté que Bart fut l’auteur du poème qu’elle se passait en boucle, qui s’était installé, ancré en elle, si profondément, avec une telle intensité qu’il submergeait le reste, la raison, les empêchements, la morale et tout ce qui au fond ne l’intéressait pas.

Il lui avait même annoncé qu’il passait sa dernière nuit ici, dans cette ville où il ne remettrait plus les pieds ; qu’il partait le lendemain, qu’il retournait chez lui. A l’aube, il s’en était allé et elle était restée jusqu’à midi dans la chambre, enfouie dans les draps tièdes qu’elle avait conservés, oui décidément elle devenait un peu cinglée, mais si heureuse de l’être. Elle avait ensuite fait le trajet inverse pour rejoindre son propre hôtel, échangé les draps frais de son lit contre ceux qu’elle avait volés dans la chambre exigüe et n’était pas sortie pendant quatre jours.

Quatre jours à l’affût. Quatre jours à chasser une idée incongrue qui s’imposait, qu’elle niait, qui revenait avec pour leitmotiv ce petit poème de quatre vers. Une évidence parfaitement inepte prenait corps.

Lorsqu’elle avait commencé de réellement flipper face au cataclysme annoncé, elle était sortie, avait traversé la rue jusqu’à la pharmacie ouverte vingt quatre heures sur vingt quatre.

La ligne bleue barrant le stylo était apparue en un éclair alors qu’elle n’avait même pas fini d’uriner, la tête penchée sur ses cuisses écartées. Elle avait d’abord ri, puis pleuré.

Enceinte d’un poème.

Dès le lendemain, elle avait quitté la chambre qu’elle occupait depuis un bon trimestre, sans oublier les draps, chéris comme le saint suaire, et puis ce bocal de champignons rapporté du Mexique l’année d’avant. Elle en grignotait de temps en temps dans ses moments de solitude extrême, à petites doses, comme on mâche un chewing-gum. Elle comptait s’en servir si jamais elle retrouvait un jour l’inconnu du métro, au cas où la force venait à lui manquer pour trouver les mots qui lui faisaient défaut ou enfin dire la vérité au sujet du poème.

Elle prit le TGV jusqu’à Nîmes où elle s’installa, loua une voiture et passa trois mois à arpenter la région. C’est dans un petit café d’Uzès qu’elle retrouva sa trace. Une conversation enflammée était disputée par le tenancier et ses quelques clients au sujet d’un terrain dont on doutait fortement de la légitimité du nouvel arrivant à l’occuper. Une tournée générale suffit à en savoir davantage à son propos. Un pauvre type abandonné par sa communauté baba cool pour les uns, un usurpateur pour les autres, un protégé du maire s’accordèrent-ils tous à conclure. Heidi n’eut aucun mal à demander audience à ce dernier qui la conduisit tout naturellement vers l’auteur de l’œuvre de sa vie.

 « Mademoiselle ! On y est ! » Le chauffeur avait stoppé le moteur et secouait l’étrangère par le bras.

Le car était garé à la station. Correspondance pour Paris. Destination Denvers.

Je rentre à la maison, murmura-t-elle en posant une main sur son ventre.

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2 thoughts on “3. La somnanscribrouillonanarde

  1. Il y a dans cette histoire un petit côté Breton qui voulait unifier Nadja, Les vases communicants et L'amour fou…

    J'avais commencé des "petites chroniques du bus" il y a quelques temps, où je notais quelques "brèves" entendues dans les transports en commun; d'avoir vu récemment les "Nouvelles brèves de comptoir" de Ribes et Gouriot me pousse à les ressortir…

    PS: Mention spéciale pour le titre bourré de clins d'yeux !

    1. oulah!!!!!!!! en fait, je ne sais pas quoi dire, Breton, c'est un peu trop en ce qui concerne ma modeste ambition…. merci Tof', on attend tes petites chroniques de l'autobus infernal, ça doit être quelque chose!

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