Roman chorale 42 – Le conteur de Sainte-Anne

Père Richard

 

Mais qu’avait-il donc bien pu se passer ? J’avais beau interroger Paul sur sa disparition, il ne me disait rien, se contentant de me sourire en me disant d’aller de l’avant. Aller de l’avant ? Comment cela était-il possible alors même qu’il n’y avait pas d’arrière ?! Rose Nelson n’avait plus donné signe de vie depuis la libération de Marnie – c’était décidément une manie, chez les Nelson !-, et le shérif Hank avait bien fait comprendre à l’ex-accusée que toute cette affaire était derrière lui. J’ai toujours été sidéré par la capacité qu’ont certains à (trop ?) vite tourner les pages sans même avoir pris le temps de terminer les précédentes.

Les co-locataires s’étaient habitués à notre petite vie en collectivité, et les journées oscillaient comme un pendule rebelle, entre détentes et tensions – Slévich vivait sur son petit nuage auprès d’une Lolita non résolue à réintégrer le roman duquel elle s’était échappée, tandis que Marnie, Delphine et Béatrice enchaînaient les séances d’écriture dans le but d’offrir au poète un sonnet multiplumes irréprochable ; le sérieux qu’elles y mettaient me touchait, quoique je remarquai une Béatrice un brin préoccupée dont le regard régulièrement s’enfuyait par la fenêtre de l’autre côté de laquelle Yanis s’attelait à construire un totem.

J’aurais dû me joindre à elles, mais je restais sur ma faim. La sensation d’étouffer me fit fuir le quartier. Une marche s’imposait.

Il neigeait sur Détroit, et les chemins blancs que parfois noircissaient les vols de rapaces renvoyaient à mon cœur ces pans hivernaux de mon enfance où je ne retenais aucun élan, laissant déployer mon corps dans les grands espaces, malgré les menaces. À ce propos, je sentais derrière moi comme une présence qui me découragea à me retourner.

Ma marche solitaire me mena aux alentours de Ste. Anne Street, où s’élevait imposante cette église fondée en 1886 par les colons, et située à deux pas du pont de l’Ambassadeur. Ne manquant jamais de pénétrer une église, je ne fis pas exception pour celle-ci. À peine un premier coup d’oeil passé, d‘une porte entrouverte derrière l’autel surgit un vieil homme, s’avançant difficilement à l’aide d’une canne. Curé de longue date, le vieux me sentit aussi désorienté qu’un somnambule en plein rêve, malgré le relatif sentiment d’apaisement qui m’habite chaque fois que je pénètre une église. Il m’invita à m’asseoir auprès de lui, sur l’un des multiples bancs alignés comme des prières éperdues. Et me conta l’histoire de ce lieu que jamais il ne pourrait quitter, ce lieu qui jamais ne le quitterait, dans la vie comme dans la mort.

À ce propos, il décida de me faire découvrir un endroit qu’il gardait le plus souvent possible confidentiel, par respect pour l’esprit qui y demeurait, sans que je ne lui demande rien. Un frisson me saisit au moment d’entrer dans ce lieu froid et exigü, une crypte où était enterré le père spirituel de mon curé à la jambe de bois, un certain Gabriel Richard, prêtre catholique français né à Saintes et mort ici, à Détroit. Une pointe d’émotion se fit sentir dans sa voix évoquant le courage de cet homme qui en 1804 ouvrit une école, incendiée un an plus tard, et qui s’engagea activement auprès des victimes du choléra, dont il mourut lui-même en 1832. Je contemplai la grandeur du lieu où résonnaient, presque irréels, les mots du conteur de Sainte-Anne. Il me projeta ainsi à cette époque où le père Richard était admiré des Indiens, puis emprisonné par les Britanniques pour avoir refusé de prêter serment d’allégeance après leur prise de Détroit.  »Faites de moi ce que vous voulez », avait-il déclaré. Il fut libéré lorsque le chef Shawnee Tecumseh refusa finalement de se battre pour les Britanniques.

Il flottait autour de la crypte comme un fluide intense. Lorsque je lui appris mon origine et ma présence à Détroit en vue d’y habiter la maison des écrivains, il me chassa sans aucune retenue à coup de canne, hors de  »son » église.  »Hors d’ici, suppôt de Satan ! »Ma sympathie pour le père Austin n’aurait suffi à provoquer en retour la sienne à mon égard, et je repartis après un dernier regard en direction de la crypte du père Richard, d’où émanait une brume étrange… Je me demandai plus tard si quelqu’un avait pensé à lui dire qu’il portait en guise de nom le prénom de l’adversaire politique de son père spirituel, Austin Elli Wing, membre du parti libéral d’alors…

Sa réaction continua de me remuer : que nous cachait-on à propos de cette maison dans laquelle nous vivions depuis déjà plusieurs semaines ? Là encore, je restai sur ma faim. C’en était trop, et je décidai de revenir sur les lieux afin d’y interroger le curé. Cette crypte m’intriguait. J’y entrai de nouveau, seul cette fois. Mais après un court moment à observer la tombe du prêtre, la petite porte grillagée se referma brusquement derrière moi, avant que ne retentît un rire qui me glaça d’effroi. J’aperçus le fils Bates, l’obscur fils Bates dont les dents scintillaient et qui me lança :  »T’es fait comme un rat ! »

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6 thoughts on “Roman chorale 42 – Le conteur de Sainte-Anne

  1. L’histoire de Détroit mérite bien quelques visites.
    Le chef Shawnee Tecumseh de la nation des Shawnees avait lui aussi choisi un chemin de sagesse mais ces foutus faces pâles avait la conquête dans leurs gènes .
    La preuve ? deux siècles plus tard, ils nommaient une toute petite découverte d’un minuscule petit bout de l’univers « La Conquête spatiale ». Faut le faire !
    Quant au fils Bates, il va atterrir dans un perking surveillé…
    On va l’aider.

  2. Fait comme un rat ! Par un psychopathe bête comme ses pieds. Il est vraiment coincé, sans issue, longera les murs, grignotera des miettes jusqu’à l’usure de ses dents et s’ensuivront les jours, les mois, les années, jusqu’à sa vieillesse, s’il y arrive, si nous ne nous inquiétons pas de sa disparition.Une investigation au cimetière, allée des cryptes, devrait se faire incessamment. J’admire le père Richard qui refusa de prêter serment d’allégeance aux Anglais après la prise de Détroit et le chef Tecumseh qui refusa finalement de se battre pour les Britanniques. Bravo à eux ! C’est à suivre avec plaisir …

  3. Voici qui éloigne la perspective que le roman est presque terminé ! Mr Child en grand danger à nouveau, le fils Bates est « sur son dos » ! Gabriel Richard ne va quand même pas rester coi ! Delphine l’est, coite, devant la beauté du chapitre ! Comment faire savoir aux autres « écrivaillons » que Mr Child a besoin d’aide ?

  4. Super! Je n’ai pas beaucoup de temps en ce moment mais j’ai rêvé cette nuit de la suite de cette partie (avec ton autorisation, bien sûr)) je vais essayer de coucher tout ça dès que possible, sans pour autant empêcher un collègue de poursuivre l’aventure , je m’adapterai… à plus <3

  5. Bel esprit de solidarité chez les écrivains de Détroit.
    Merci et bon week-end à tous.
    (et nul besoin d’autorisation :-)…)

  6. Dans une église ! Même le mal se fait bien ? Le diabolique fils Bates tente de posséder l’esprit rêveur et le corps pur et sain de notre frère artiste.Bonne Saint-Anne si vous y êtes, rendez-nous notre bien pour qu’enfin nous soit révéler l’histoire dans l’Histoire. Une mise en abyme: le mal dans le bien. Des chaînes d’idées jetées au sort d’une digne sortie comme seul un chat sait sortir du sac ! Que cache le père Richard qui ne nous donne pas sa langue au chat ? Détroit raconte toi pour qu’un toit nous habite. Superbe page à la Child.

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